La beauté est-elle un piège ?

Derrière les sempiternelles questions du type « le cinéma est-il un art ? », ou encore « l’art contemporain est-il de l’art ? », on oublie habituellement que ce genre de questions pose en fait deux questions.

La première est la fameuse tarte à la crème : « qu’est-ce que l’art ? » (Ça y est ! C’est malin ! J’ai faim maintenant !). Comme j’ai déjà mis mon grain de sel sur cette question dans une bonne dizaine d’éditoriaux et dans diverses revues, je me contenterai de répondre sans le démontrer que l’art est une vertu de l’intelligence pratique dans le domaine du faire. Vertu parce qu’elle est un habitus, acquis par répétition des actes, et qui habilite l’homme à agir bien; de l’intelligence pratique parce qu’il s’agit non pas de science spéculative (connaissance acquise pour elle-même) mais au contraire pratique (c’est-à-dire directement ordonnée à l’action) ; et dans le domaine du faire, car celui de l’agir appartient à la vertu de Prudence, tandis que celui du faire, qui consiste à créer quelque chose d’extérieur à soi, appartient effectivement à l’Art.

J’aimerais follement détailler tout cela, mais je commettrais un hors-sujet coupable.

Mon propos porte plutôt sur la deuxième question, qui est une conséquence de la réponse à la première (on frôle la charade !).

Si on considère que l’art est un concept ou une production proclamée telle, alors tout peut être de l’art. Le débat est clos. C’est à la fois reposant et stupide, puisque lorsque quelque chose est tout, il n’est pas juste ce qu’il est, ce qui est un non-sens.

Si l’on considère en revanche que l’art est vertu de l’intelligence pratique dans le domaine du faire, alors il est un panel de techniques au service de quelque chose. Oui mais de quoi ?

Une erreur classique consiste à affirmer l’air entendu que l’art, c’est la technique au service de la beauté. Erreur fatale, car la cuisine est un art, comme la rhétorique, mais qui ne porte pas sur la beauté : l’art culinaire met la technique culinaire au service du goût, tandis que la rhétorique met le verbe au service du convaincre.

La deuxième question qui en découle, et que je vais bien finir par formuler, est donc de se demander : « l’art de quoi ? »

C’est une question éludée de façon consciente ou inconsciente suivant l’intelligence de ceux qui l’écartent. Parce qu’admettre qu’une discipline est un art, c’est à la fois juste et inutile. Quand on pose la question : « la stratégie est-elle un art ? », on se demande en fait pourquoi ce serait ou non un art.

Cette considération permet de résoudre un problème fréquent dans la tête de nos contemporains. Ils voient bien que telle matière n’est pas au service de la beauté, mais quelque chose les taraude par en-dessous et leur souffle que, quand même, on ne peut pas dire que ce n’est pas un art ! Ce malaise se finit souvent en envoyant tout valser et en affirmant que, de toutes façons , chacun fait ce qu’il veut. Pitoyable retraite ! Car en réalité, la vraie question est la suivante : « si la stratégie est un art, de quoi est-elle l’art ? » Et la réponse vient tout naturellement : la stratégie est l’art de gagner un affrontement. Elle est une vertu (acquise par l’expérience pratique et ordonnée à une bonne chose en soi : la victoire), de l’intelligence pratique (il s’agit de savoir comment faire, et non simplement de connaître), dans le domaine du faire (faire le plan de bataille le plus adapté aux circonstances). Oui, la stratégie est un art.

Il y aurait lieu ensuite de faire un traité intéressant en appliquant cette approche (qui n’a surtout rien d’une méthode, ni d’un système) à un certain nombre de matières et de discuter, voire de débattre sur chacune d’elle en se demandant :

1) si cela demande une technique exigeante ;

2) si cela nécessite une pratique expérimentée ;

3) si cela débouche sur une création ;

4) si tout cela est ordonné à une fin bonne.

Mais, derechef, je me dégage résolument du hors-sujet et me concentre sur l’objet du présent article.

Si la beauté est effectivement un piège pour ceux qui pensent que tout art est nécessairement esthétique (quoique dans la majeure partie des cas, de la perfection technique se dégage une réelle beauté), il existe un deuxième piège tendu par ceux qui caricaturent les arts esthétiques et que je vais illustrer le plus simplement du monde par quelque chose que nous connaissons bien à Sauvons l’art !

Puisque notre ambition est de promouvoir l’art esthétique, certains en déduisent complaisamment (et parce que ça les arrange bien entendu), que tout ce dont nous faisons la promotion est beau et (enfonçons le clou de la bêtise) que les œuvres dont nous assurons la promotion feront nécessairement l’unanimité.

Ils peuvent alors en déduire que puisqu’ils n’aiment pas tout ou partie des œuvres que nous présentons, c’est que décidément parler d’art esthétique ne sert à rien.

CQFD. Circulez y’a rien à voir… Sauf que…

Sauf que j’assume et que je peux dire sans sourciller et en restant parfaitement cohérent avec moi-même qu’il y a dans la rubrique Chapeau l’artiste !  des œuvres que je ne trouve pas belles.

Pourquoi revendiqué-je donc la cohérence, me demanderez-vous avec cet air mutin qui vous va si bien !

Tout simplement parce qu’à Sauvons l’art !, nous assurons la promotion de l’art esthétique, c’est-à-dire de toutes les techniques que les artistes utilisent pour essayer de faire quelque chose de beau.

Est-ce qu’ils y arrivent ? Pas toujours.

Est-ce que leurs œuvres sont magnifiques ? Pas toujours.

Mais j’affirme, moi, que celui qui essaye de faire une belle œuvre, qui peaufine sa technique jour après jour dans son atelier et qui, surtout, prend le risque de s’exposer aux poignards de la critique vaut infiniment plus que celui qui fait quelque chose de potable sans exigence ni ambition. Car ambition d’artiste n’est pas orgueil. Il est quête de satisfaction du travail bien fait, il est recherche de perfection, il est poursuite du toujours mieux et il exige, à cet égard, une humilité qui coûte plus que dans tous les autres corps de métier, car il engage l’individu non seulement dans ce qu’il fait, mais aussi dans ce qu’il est…

Du côté obscur, le manque d’ambition artistique chez le créateur nourrit toujours une ambition bien plus noire : celle de l’argent et de la gloire.

Dans notre rubrique Chapeau l’artiste !, vous trouverez ce qui vous plaît et ce qui vous laisse indifférent, ce qui vous semble digne de soutien ou au contraire oubliable. Mais ayez conscience d’une chose : toutes les personnes que nous présentons méritent votre attention, parce que leur exigence technique et leur soif de beauté est cette ultime bravade jetée à la face de Mammon : « nous ne valons rien, mais tes illusions valent bien moins ! »

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