Ceux qui suivent notre actualité savent que le 2 avril dernier se tenait au 50 rue d’Hauteville à Paris, dans les locaux de la revue AREA, une table ronde sur la question de l’art et de l’argent, organisée par Sauvons l’art !
A cette occasion, plusieurs intervenants ont pris la parole pour défendre des positions variées voire contradictoires : L’historienne Christine Sourgins a raconté la mutation du marché de l’art depuis les années 60, Aude de Kerros a analysé l’existence de deux marchés parallèles et de nature contraire (le marché de l’art classique, et celui de l’anart), Fabien Bouglé a défendu une position « marchande » de l’art et j’ai tenté de faire une réponse philosophique aux questions soulevées par les précédentes interventions. Plutôt mesurées par rapport à ce qu’on peut lire à droite et à gauche, ces positions reflétaient en effet une problématique qui resurgit chaque fois que la société passe d’une période faste à une période d’austérité : celle des rapports entre l’art et l’argent.
Ceci est le texte de mon intervention (je présente d’ores et déjà mes excuses à ceux qui auraient aimé que je détaille plus certains points. Je le déplore aussi, mais les contraintes éditoriales doivent être respectées !).
Les questions fleurissent en effet. Puisque l’art est par nature désintéressé, est-il légitime de lui donner un prix ? L’artiste n’a-t-il pas le droit de subsister de son art ? Et dans l’affirmative, comment ce prix serait-il déterminé ? Note-t-on le talent, l’oeuvre, ou l’artiste ? Et si l’on parvenait à résoudre cette question, l’art pourrait-il s’intégrer dans un marché ? Après tout, l’art est-il un produit de consommation comme les autres ? Nécessite-t-il la création d’un marché spécial ?
Plus loin encore, à partir de quand l’art perd-il sa qualité d’ « art » pour devenir finance ? Ou alors l’art est-il par nature financier ?
D’ailleurs, est-il vraiment utile de se poser la question ? Après tout chacun fait ce qu’il veut ! Que ceux qui veulent vendre vendent, et que ceux qui ne le veulent pas ne vendent pas !
Ces questions de fond sont souvent parasitées par des questions formelles. Le débat est en effet extrêmement passionnel : l’art engage l’artiste tout entier ! Il a de plus été le jouet de toutes les idéologies. Éminemment humain, il cristallise toutes les passions.
De cette intensité humaine de l’art, il résulte que, soit personne n’ose en parler, soit la digue se rompt et la question devient un défouloir.
Dans un débat d’idées, il est fréquent que chaque camp ait vu une vérité qui échappe à l’autre. La philosophie réaliste s’est construite en réconciliant tout au long de l’histoire d’apparentes contradictions : Aristote rabibochant parménidiens et héraclitiens, Saint Thomas unissant la science et la foi, etc. Empruntons donc le même chemin et posons la question de l’art, puis mettons-le en perspective avec la finance avant de dénoncer les problèmes graves à résoudre aujourd’hui dans l’art.
L’art errant
Nous parlons de l’art, mais de quel art ?
L’art de quoi ?
De faire des meubles ?
De faire de bons plats ?
De produire des œuvres scandaleuses ?
De produire des œuvres belles ?
Si l’art du peintre est de peindre, alors lorsque je repeins ma chambre, je suis un artiste.
Si l’art du peintre c’est de représenter des choses, alors ma fille de quatre ans est une artiste.
Si l’art du peintre est de représenter dans sa peinture les choses telles qu’elles se manifestent à nous le plus parfaitement possible, alors on sent bien que cette exigence technique et finale peut en faire un art, mais un art particulier: le réalisme.
Si l’art du peintre, c’est de représenter ce qui nous fait penser à autre chose, alors c’est le symbolisme.
Et si l’art, c’est de représenter des choses sous leur jour le plus beau, alors ce sont les arts esthétiques, ces fameux « beaux-arts » définis pour la première fois par Diderot dans son encyclopédie et aujourd’hui dénaturés par les écoles du même nom.
Certaines notions sont rassembleuses, et certains genres en réunissent d’autres: ainsi les arts esthétiques se nourrissent-ils aussi bien de réalisme que de symbolisme. Bien loin de fracturer, la beauté réunit. Elle est communion, pierre angulaire.
L’art dépend donc de son but. L’art de quoi ? D’atteindre telle ou telle chose.
Comment atteindre ce but ? Avec une technique.
Comment acquérir cette technique ? Avec du métier, c’est-à-dire du temps et de l’exigence.
Une telle conception de l’art engendre des conséquences majeures.
L’art-gent
Il existe aujourd’hui deux conceptions de l’art financier.
Dans le premier cas, et compte tenu de ce qui vient d’être dit, l’art financier ou « art de la finance » est l’art de placer ou de produire des capitaux. Cet art a des règles, et nécessite du talent et de l’expérience.
Récemment, sous la pression de la dissidence dans l’art (cf. Aude de Kerros, L’effondrement du financial art, Le Monde, 23 décembre 2008) une deuxième définition a éclos. Danièle Grenet et Michèle Lamour (qui reprennent l’article précité dans leur ouvrage Petits et Grands secrets du monde de l’art, Éd. Fayard, 2010), définissent l’Art financier (le grand « A » est important) comme un système réduisant l’art à une « valeur refuge, un placement sûr ».
A tout bien considérer, on se prend à remarquer que la deuxième conception n’est qu’un genre de la première. Car si l’art devient une valeur refuge, c’est bien que la finalité est de placer voire de produire des capitaux et qu’il s’agit, finalement, d’un genre d’art financier pris dans le premier sens.
Cette précision sémantique effectuée, on remarquera qu’elle n’est pas dénuée d’intérêt.
Car quel que soit le sens adopté, l’art financier est aveugle. Si, pour schématiser à peine, son but est de faire de l’argent, alors la croûte vaut le chef d’oeuvre pourvu qu’elle se vende un bon prix.
Bref, l’argent devient une finalité, et le reste s’y subordonne.
De ce fait, dans l’Art financier, l’art est fondu dans la masse de tous les moyens de faire de l’argent.
L’art est comme les voitures, les biens de consommations, et le mieux qu’on lui concède est d’être un produit de luxe.
Faut-il, pour empêcher cette dérive, que l’artiste ne vive pas de son art ? Affirmer une telle chose serait non seulement injuste (l’artiste serait bien le seul à n’avoir pas le droit de profiter de ses talents), mais encore utopique, car l’Histoire montre que l’art et ses artistes ont toujours été mêlés à l’argent, sans pour autant que l’art en soit dénaturé (cf. sur cette question : Les artistes ont toujours aimé l’argent, Judith Benhamou-Huet, Éd. Grasset, 2012, dans lequel l’auteur remarque ce fait mais prétend, à tort, justifier ainsi le fonctionnement actuel du marché de l’art dit « contemporain »).
Il faut donc se demander ce qui a changé entre temps.
La philosophie réaliste nous offre une clé de compréhension utile : la différence entre fin prochaine et fin éloignée. L’artiste prend le pinceau pour coucher de la couleur sur une toile. Mais on comprend que ce but est ordonné à une fin plus éloignée, celui de faire une œuvre d’art. Celui qui, en voyant un artiste prendre un pinceau et coucher des couleurs sur la toile, dirait que le but d’un peintre est de coucher des couleurs sur la toile serait pris pour un sot. Il aurait bien sûr raison mais se limiterait à la fin prochaine de l’acte, et omettrait de voir, comme le dit l’expression, plus loin que le bout de son… pinceau !..
Cet ordre des fins est précieux en beaucoup de domaines, et nous est un secours en la matière. Car, puisque le but de l’art financier, nous l’avons dit, est de faire de l’argent, on doit convenir que dans cette perspective l’argent est la cause éloignée et même finale de l’art.
En revanche, pour l’artiste qui peint par amour de l’art, on comprend que sa peinture n’a pas pour but final l’argent mais, selon l’individu, une libération de ses puissances créatrices, un repos dans la création, une quête d’esthétique, etc. En revanche, rien n’interdit évidemment qu’il puisse en tirer un prix, ce qui peut même être un de ses buts, c’est-à-dire une fin prochaine de son art.
Comme le veut le bon sens populaire, l’argent devient alors un moyen, et non une fin.
Comment dès lors échapper au financial art ? Il faut pour cela étudier comment se construit la valeur d’une œuvre.
Comment déterminer la valeur d’une œuvre d’art ?
La valeur d’une oeuvre n’est pas son prix. Si c’était le cas, il n’y aurait pas de bonne affaire. Celle-ci provient en effet d’une différence entre le prix et la valeur réelle. Un économiste objecterait certainement que la bonne affaire consiste simplement dans la différence entre un prix et le prix du marché, mais comment expliquer en ce cas qu’un homme paye aux enchères un objet bien plus cher que le prix du marché pour finalement jouir de cet objet en disant : « ce n’est pas cher pour ce que c’est ! » ?
En revanche, le prix est souvent le signe de la valeur d’une oeuvre. La question est de savoir dans quelle mesure. Il importe donc maintenant de comprendre ce qui fait la valeur d’une œuvre.
Comme souvent, la meilleure façon de faire est de distinguer, c’est-à-dire en l’occurrence de séparer, le temps de la réflexion, la valeur selon qu’elle est intrinsèque ou extrinsèque à l’oeuvre.
Valeur intrinsèque d’une oeuvre
La valeur intrinsèque d’une œuvre se fonde sur les qualités internes de l’oeuvre.
C’est, notamment, le prix des matériaux. Puisque l’or est plus cher que le bois, il est évident qu’une sculpture en or vaudra au départ plus cher qu’une sculpture en bois.
C’est encore le prix du savoir-faire. Le métier d’artiste fait appel à un arsenal de techniques forgées par les âges. Rien que la notion de perspective nécessite une connaissance que l’art égyptien, par exemple, ne maîtrisait pas. Ainsi en est-il également du sfumato et de mille et une techniques mises au point par Léonard de Vinci. Retrouver dans une œuvre la trace du savoir-faire donne à l’oeuvre un charme particulier qui, c’est bien naturel, augmente objectivement sa valeur.
Certains rêveurs contestent cette notion de savoir-faire et imaginent que tout se vaut. Il faut descendre de son petit nuage : les racines de l’art sont, historiquement, les mêmes que celles de l’artisanat. Ce qui lui a donné une noblesse particulière, c’est la noblesse de son objet : le sacré, puis la beauté, etc. Mais il est évident que le savoir-faire est une notion fondamentale en art comme en artisanat. Ainsi certaines matières sont, en sculpture, plus difficiles à travailler que d’autres. C’est le savoir-faire qui va donc permettre de dégager une forme. La charge de la preuve repose donc sur ceux qui pensent le contraire.
Au delà du savoir-faire, condition indispensable de l’art, on trouve encore le prix du génie. Il y a, dans cette œuvre, une idée, une innovation, quelque chose qui sort de l’ordinaire, quelque chose qui fait que cette œuvre, en comparaison des autres, est exceptionnelle.
Il est aisé de comprendre cette notion. Objectivement, le génie donne ce « je ne sais quoi » supplémentaire dont parlait Baudelaire et cher à nos amis d’Outre-Manche ; mais pour peu que le spectateur ait la connaissance et la formation suffisantes, il saura discerner le génie du talent. Son amour pour l’oeuvre en sera d’autant plus fiévreux, passionné…
Valeur extrinsèque d’une oeuvre
La valeur de l’oeuvre dépend également de circonstances qui lui sont extérieures.
Ainsi en est-il, notamment, de l’exclusivité de l’oeuvre. Celle-ci est-elle unique ou au contraire dupliquée, voire duplicable à l’infini ? Ce qui est rare est cher, dit-on. C’est à relativiser (si je plante un clou tous les deux centimètres sur un manche de pioche, que je les relie d’abord par un fil à coudre, puis par un fil en nylon et que je le plonge dans l’eau de la Mer rouge, j’aurais fait quelque chose de rare sans doute, mais dont la rareté ne suffira pas à gonfler sa valeur). Il est vrai cependant qu’une œuvre unique aura certainement plus de valeur qu’une œuvre reproduite ou facilement reproductible, question fondamentale à l’ère du numérique.
La dignité de l’artiste (au sens antique du terme) est également importante. Celui-ci est-il célèbre (cela pose aujourd’hui la question de la communication aussi bien autour de l’oeuvre qu’autour de l’artiste) ? Est-il un maître, un apprenti ou un individu lambda ? Chacun s’accordera à penser qu’une œuvre de Michel-Ange aura plus de prestige que celle de son apprenti !
On pourrait admettre qu’un apprenti soit si génial qu’il parvienne à dépasser son maître sur une œuvre, mais ceci n’aura d’incidence que sur la valeur intrinsèque de l’oeuvre, et non sur sa valeur extrinsèque.
La valeur extrinsèque dépendra également de la valeur historique. Une oeuvre qui a traversé les âges est chargée d’une intensité particulière. Une statue qui a vu passer Louis XIV, ou Napoléon, voire touchée par ceux-ci, est chargé d’histoire et d’émotion.
L’histoire n’a même pas besoin d’être ancienne : une oeuvre récente mais exposée dans un ou plusieurs musées verra, c’est bien naturel, sa valeur grimper.
Elle dépend enfin de celui qui l’achète, dont elle réalisera le désir d’appropriation, pour des raisons propres à l’acheteur. Renvoi à l’enfance, traitement d’un thème cher, toutes les raisons sont bonnes…
Une erreur fréquente est de ne considérer que cet aspect. La valeur de l’oeuvre ou son prix, ne seraient déterminés que par l’offre et la demande. Une telle approche sera au mieux incomplète, car elle ne tiendra compte que de cette valeur subjective et oubliera la valeur objective de l’oeuvre.
Précisons que valeur objective/subjective et valeur intrinsèque/extrinsèque sont deux distinctions tout à fait différentes.
Caractère très politiquement incorrect de cette approche
Le poids de l’idéologie
Une telle distinction se heurtera à l’idéologie, tenace mais en voie de disparition dans tous les milieux, qui a animé le XXe siècle. Celle-ci prétend que les œuvres d’art, en tant que produits des sensibilités particulières des artistes, ne sauraient être comparées entre elles. Chacune est différente, a sa propre valeur, dépend d’un coup de foudre…
Ce relativisme a installé l’idée que tout se vaut. Puisque rien n’est comparable, rien n’est au-dessus, ni en-dessous.
Pourtant il faut affirmer avec force, sous peine d’humilier les grands artistes, qu’une croûte vendue cher reste une croûte, c’est-à-dire dotée d’une valeur intrinsèque moindre (matériaux pauvres, travail minime, etc.). Défendre cela, ce n’est pas humilier les apprentis, c’est leur donner un objectif qu’ils pourront ensuite dépasser, c’est leur faire retrouver ce sourire qu’arbore un étudiant quand il a brillamment terminé son année. Défendre cela, c’est donner aux grands maîtres ce qu’ils méritent : la reconnaissance du talent, de l’expérience, voire du génie.
De même, la valeur extrinsèque n’est pas la même pour toutes les œuvres.
Il va de soi qu’une oeuvre ayant une valeur intrinsèque très forte ainsi qu’une valeur extrinsèque très élevée devrait voir son prix grimper en proportion, c’est-à-dire bien plus haut qu’une oeuvre de valeur intrinsèque faible.
Les déraillements de l’anart
Aujourd’hui, la valeur extrinsèque liée à l’artiste est fabriquée de toute pièce par une politique de communication calibrée. Ainsi, cette valeur devient si importante qu’elle rend la valeur intrinsèque inutile. L’oeuvre vaut cher quelle que soit sa perfection interne, sa valeur intrinsèque.
Cette sacralisation de certains artistes interdit à quiconque de porter un jugement sur une oeuvre qui fait l’unanimité médiatique. De toutes façons, celui qui oserait contester la valeur intrinsèque de l’oeuvre serait au mieux considéré comme un ignorant, voire un réactionnaire.
La valeur intrinsèque est désavouée. Non seulement elle n’est pas utile, mais elle est vilipendée. Avoir du savoir-faire ? Du passéisme, nous dit-on.
En supprimant la beauté de l’art, on lui a retiré sa clef de voûte, son but. Alors, quelle devient sa finalité ? L’argent ? Le scandale ? L’innovation ? La subversion ?
La nature a horreur du vide. Tant qu’il n’y aura rien, il n’y aura pas de valeur intrinsèque, et tout se fera sur la valeur extrinsèque. Alors l’art ne restera qu’un moyen de faire de l’argent. Pas par méchanceté, même pas forcément par idéologie, mais parce qu’à défaut d’autre chose, c’est tout ce qui lui restera.
Faire peser toute la responsabilité sur le dos de l’État est bien trop facile. Si l’art s’est effondré quand l’État est devenu minable, c’est que l’art comptait trop sur l’État, ce qui démontre que l’État n’était plus un simple soutien, comme il devrait l’être, mais une condition vitale de l’art.
Pour survivre, l’art doit donc renaître dans une économie saine, fondée sur les valeurs intrinsèques et extrinsèques de l’oeuvre, en dehors des perfusions étatiques.
Ce sauvetage ne peut se faire qu’en augmentant le niveau d’exigence.
Exigence des artistes, qui doivent travailler à donner à leurs œuvres la plus grande valeur intrinsèque.
Exigence des critiques d’art, qui doivent revenir aux fondamentaux et cesser de glousser exclusivement sur la valeur extrinsèque des œuvres.
Exigence des galeristes, qui doivent mettre en lumière ce qui vaut… le coup !
Exigence des citoyens, qui doivent réclamer et soutenir transparence (la vraie !), diversité et perfection dans l’art.
A tous les niveaux, Sauvons l’art ! sera présent !
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