La flatulence artistique

ou
Tout ce qui sort d’un artiste est-il de l’art ?

Nombreux sont les débats sur la notion d’art. Les définitions poussent comme des champignons jusqu’à gêner l’Académie française elle-même, dont le dictionnaire n’en compte pas moins de cinq. Quand les philosophes (en voie de disparition) tentent désespérément d’en circonscrire la nature, les empiristes de service (qui pullulent) trouvent toujours un contre-exemple.

Monsieur Dupont est régulièrement choqué par les expositions organisées par sa municipalité, tandis que Monsieur Le Styliste ne sait plus quoi inventer pour faire quelque chose de différent, d’inattendu, d’immensément original.

Faut-il admettre que, depuis l’émergence de l’art moderne, ces débats ont pris une connotation tout à fait particulière ?

 

On peut en tout cas postuler qu’à la Renaissance, un tableau pouvait être ou n’être pas apprécié, personne ne contestait qu’il s’agissait d’une oeuvre d’art, alors qu’il y a aujourd’hui un gouffre expansif entre le goût populaire et l’expression artistique. Pour comprendre cette évolution de l’art, il peut être utile de retracer très rapidement le cheminement de l’histoire de la philosophie de l’art.

L’une des premières fractures socio-artistiques est créée par un voltigeur à la lisière de l’art moderne, pour qui l’« art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Vous l’avez compris, il s’agit de Paul Klee, grand-prêtre de l’abstraction et impitoyable traqueur de la couleur, qui rejoint (comme par hasard) le courant surréaliste en 1925. Ainsi lorsque son ami Kandinsky prétend que le rouge doit sonner comme un clairon, il ne fait pas autre chose que de rendre visible par la couleur quelque chose d’invisible : le son.

C’est ainsi que l’art franchit un cap en passant de la représentation (reproduction du visible) à la simple présentation (manifestation du visible) de quelque chose qui n’est habituellement pas présenté visiblement (un son est invisible…). On parlera d’ « art abstrait ».

Il devient cependant possible d’aller encore plus loin dans l’abstraction en passant de l’art abstrait à l’art conceptuel, où le présenté est forcé à parler aux sens, c’est-à-dire où ce qui n’est perceptible qu’intellectuellement va le devenir sensiblement, telle la Ligne indéterminée (1987) de Bernard Venet (cf.image ci-dessus) ou les fameuses One and Three Chairs (1965) de Joseph Kosuth.

Cette nouvelle mouvance pose une question bien spécifique : est-il possible pour le public, dans l’art moderne ou l’art contemporain, de déterminer la signification d’une oeuvre d’art sans en avoir la clé intellectuelle (l’élément qui permettra de déchiffrer le message de l’artiste) ? Plus loin encore : si la véritable éducation se fait dans la considération des principes universels, et non dans la somme des contingences, le public peut-il réellement être éduqué à l’art contemporain ?

Les courants réaliste et symboliste sont souvent opposés en peinture, mais ils ont tous deux le mérite appréciable d’être, au moins partiellement, décodables par le public non averti. Pour le réalisme, cela coule de source, mais c’est aussi vrai pour le symbolisme : Le Pauvre Pêcheur (1881) de Puvis de Chavanne ou les oeuvres de Moreau sont accessibles à tous, quoique leur second degré puisse se dérober aux yeux trop rudimentaires. La différence est là : l’éducation au courant symboliste pourrait permettre au public de retrouver ce courant dans l’oeuvre et de l’apprécier ainsi dans son second degré. Dans l’art moderne et dans l’art conceptuel, il paraît impossible de découvrir le sens de l’oeuvre sans jouer aux devinettes, ce qui n’empêche en revanche pas d’apprécier l’oeuvre pour des raisons propres au spectateur.

« Rien ne se fait en art par la volonté seule. Tout se fait par la soumission docile à la venue de l’inconscient » Cette phrase de Redon, figure du symbolisme, fut souvent qualifiée de surréalisme avant l’heure. Rien n’est plus exact à la différence près que les oeuvres de Redon peuvent être contemplées sans clé particulière par le public non-averti.

L’artiste peint donc d’abord pour exté rioriser ce qui est en lui et Duchamp, décédé l’année où l’on découvrit subitement qu’il était interdit d’interdire, ne craindra pas d’affirmer qu’il est le seul à pouvoir déterminer si son oeuvre est de l’art ou non. Le public doit se contenter d’assister à l’éclosion d’une idée jaillie des profondeurs d’un être humain, alors qu’il pensait jadis que l’oeuvre avait été faite pour plaire.

Il est donc incontestable que l’art contemporain est plus au service de l’artiste que de son public.

 

Cette considération en entraîne une autre liée à la subsistance de l’art. Si le public ne comprend pas l’oeuvre, il ne l’achète pas. Et s’il ne l’achète pas, comment les artistes subsistent-t-il ? Comment peuvent-ils à ce point se passer de l’adhésion du public ? Sous la Renaissance, l’art était nécessairement lié au « bon goût » car il résultait de commandes faite par des gens fortunés qui entendaient bien ne financer que des oeuvres qui leur plaisent. Aujourd’hui l’art a toujours autant besoin d’argent pour vivre, mais il dépend essentiellement des subventions. Ce passage du mécénat au subventionnisme est capital, parce que l’artiste n’a plus besoin de plaire pour être entretenu : il suffit qu’il soit choisi par quelques fonctionnaires pour être promu, ce choix pouvant s’affranchir du « bon goût » grâce au jeu de mécanismes sociaux-économiques. De la même façon la plupart des expositions peuvent se permettre d’être gratuites, ce qui est un avantage incontestable pour séduire un public presque toujours perplexe face à ce type d’oeuvres.

Si certains (Jean Monneret, Philippe Le jeune…) dénoncent une dérive, d’autres au contraire ont pu la revendiquer comme un acquis de l’art. Duchamp, père du ready-made, pouvait affirmer que « le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût, » et Joseph Kosuth, chef de file de l’art conceptuel, n’hésitera pas à théoriser la chose en séparant l’esthétique (qu’il voit comme le jugement de la perception du monde en général) de l’art.

On peut débattre ad libitum sur le subventionnisme. Après tout, est-ce le mode de financement ou le mode de désignation des artistes subventionnés qu’il faut transformer ? Le Bernin avait-il vraiment fait une faute de goût, en sculptant cette statue équestre que Louis XIV fit transformer puis exiler au bout de la pièce d’eau des Suisses à Versailles ? Il importe peu… Ce qu’il est important de noter ici, c’est que l’actuel système de promotion artistique n’est pas conditionné par le « bon goût, » ce qui explique un changement radical dans la conception de l’art.

 

Ces considérations permettent de comprendre l’émergence d’un courant, pas d’en déterminer la légitimité, car enfin le catholique étant un individu libre, il a le droit, lui, de remettre en question sans aucun complexe la culture de son époque.

Dans l’esprit d’abord, il est évident que l’approche contemporaine de l’art témoigne d’aspirations supérieures dues à un degré de civilisation très poussé. Alors qu’un Courbet se contente (fort bien d’ailleurs) de reproduire les réalités singulières qu’il voit (Un enterrement à Ornans, 1850), l’art contemporain est arrivé à une recherche extrême de l’idée qui fleure bon la quête d’absolu dans ce qu’un concept a d’universel. Le surréalisme qui a irradié l’ensemble des arts pendant le XXè siècle veut connaître à la manière des anges, en saisissant l’intelligible directement où il est sans s’encombrer de représentations trop imparfaites.

Pourtant, sans rentrer dans le débat des motivations douteuses et révolutionnaires du surréalisme, il est possible de constater un véritable repli sur soi de l’art dont l’autisme est alarmant. L’aspect social de l’art est mourant dans un univers où il est pourtant indispensable. Les beaux universaux de paix, de liberté et d’amour doivent être communiqués au public dans un langage le plus universel possible et il y a fort à parier que La Paix (1867) de Puvis de Chavannes est bien meilleure ambassadrice que le Mur pour la paix que les parisiens ont pu apercevoir en l’an 2000 sur les Champs de Mars.

Par ailleurs il n’est pas excessif d’affirmer qu’une pareille conception de l’art teinte celui-ci d’un gnosticisme dont le mot même heurte les oreilles d’un catholique (καθολικ?ς signifiant universel, général). Qu’il y ait besoin d’une éducation du goût pour saisir l’art est incontestable (c’est d’ailleurs un des objectifs de DEFI CULTUREL), mais cette éducation ne saurait avoir pour but de faire entrer l’éduqué dans une communauté dont le seul point commun est de vouloir n’en avoir aucun !

Ensuite, si c’est l’artiste lui-même qui détermine si son oeuvre est de l’art ou non, on assiste à une démocratisation aussi séduisante que dangereuse de l’art, livré aux mains du premier venu à qui on a donné sans qu’il n’ait rien fait pour le mériter ce talent confinant au divin qui est celui de la création artistique. Selon ces principes, le dessin d’un petit enfant de trois ans vaut bien la Joconde de notre bon Léonard, mais le bon sens voit bien qu’il y a une différence gigantesque, qu’elle soit technique ou intellectuelle, entre les deux oeuvres. Pourtant poser la technique comme critère de l’art, c’est s’opposer frontalement à la conception contemporaine de l’art par le fait même d’imposer un critère. On veut que l’art soit à la fois libre et au-dessus de tout, mais cette aspiration est tout entière fondée sur un paradoxe car comment déterminer la supériorité d’une chose sinon en y posant des critères d’appréciation qui borneront nécessairement la liberté de l’artiste, forcé de s’y conformer ?

Concernant l’art conceptuel, plus centré sur l’idée que sur la production qui en résulte, prétendre que toutes les idées se valent pousse l’art dans un relativisme tout à fait castrateur : comment faire une oeuvre qui ne puisse avoir en elle la potentialité d’être de l’art ?! Et si toutes les idées ne se valent pas, comment affirmer que la fameuse Fontaine (1917) de Marcel Duchamp est plus de l’art que ce grand verre que je transforme en vase ? Le critère de la non-utilité ? Vous avez dit « critère » ?

Que ce soit dans ses analyses de film ou dans ses études, DEFI CULTUREL s’est donné une mission d’objectivité. Pour cela, il est impossible de ne tenir compte que de l’avis de l’auteur de l’oeuvre lui-même, combien même il serait touchant de sincérité, pour déterminer s’il s’agit d’art, mais il est essentiel d’étudier la perception que le public a de l’oeuvre, et des composantes de l’oeuvre elle-même.

 

Mais s’il faut des critères, et si l’un des critères est de plaire (en référence au « bon goût » précédemment cité), ne coure-t-on pas le risque de réduire l’art à la jouissance qu’il procure et donc à une réalité statistique : ce qui plaît est de l’art, or la téléréalité plaît. Donc la téléréalité est de l’art ?

 

Voilà qui pourrait bien faire l’objet d’une prochaine réflexion !

 

Raphaël JODEAU

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