Réponse à Alain Boton et Adeline Christova

Sauvons l’art ! ayant toujours été un espace de débat et d’échange, nous avons reçu un e-mail dans lequel Alain Boton, auteur du livre Marcel Duchamp par lui-même (ou presque) défend une conception assez nouvelle du réputé fondateur de l’art contemporain.

Quelques jours plus tard je rencontrais Adeline Christova, rédactrice en chef du magazine Art croissance, avec laquelle j’ai longuement échangé sous la surveillance impassible du Centre Georges Pompidou.

Suite à nos différentes discussions, j’ai donc proposé à nos deux nouveaux amis de défendre leurs points de vue dans deux tribunes distinctes, ce qu’ils ont fait (cf. rubrique Déb’art).

Le temps est venu pour moi de leur répondre.

Pour Alain Boton, cité par Adeline Christova dans sa tribune, Marcel Duchamp aurait défendu l’idée selon laquelle l’innovation en art ne serait que la remise en cause d’un acquis artistique, condamné par la majorité, et réhabilité par ses défenseurs.

Cette thèse se rapproche considérablement de celle défendue par la très respectable Nathalie Heinich dans son ouvrage Le paradigme de l’art contemporain, qui a fait grand bruit. A cette occasion, la sociologue reprend en effet la théorie du paradigme scientifique de Thomas Kuhn pour l’appliquer à l’art. Pour tenter une synthèse de cette difficile entreprise, disons que la conception majoritaire de l’art à une période donnée serait un paradigme, qu’une petite communauté de dissidents pourraient venir remettre en cause. Il en résulterait une controverse débouchant sur un changement effectif des représentations collectives, c’est-à-dire, en fait, un nouveau paradigme qui pourra faire à son tour l’objet d’une contradiction.

Ces démonstrations suscitent un certain nombre de paradoxes.

La première inexactitude, à mon avis, consiste à généraliser le particulier. On ne peut nier sans faire preuve de malhonnêteté que la conception dominante ait parfois été malmenée par une opinion minoritaire avant soit de « fusionner » avec elle, soit d’être « renversée » par elle. Mais ce qui a pu se produire dans l’histoire ne saurait devenir un système. Cette approche est en effet largement idéologisée. Puisant ses racines dans la doctrine d’Hegel, elle tend à croire que le progrès résulte de la contradiction, ce qui est parfaitement inexact aussi bien dans l’art qu’ailleurs. Prenons, par exemple, l’invention des frères Van Eyck, pionnier de la peinture à l’huile. Qui oserait contester l’immense impact de cette invention sur la peinture ? Or ce cas échappe totalement au tiroir dans lequel ces auteurs tentent d’enfermer l’art !

Pour reprendre les différentes conditions de changement de paradigme énoncées par Nathalie Heinich, pas de communauté luttant pour la défense de l’huile contre une doctrine majoritaire défendant becs et ongles le blanc d’œuf, pas de controverse ! Juste un progrès… Un simple progrès comme tant d’autres, mettant à mal cette théorie du progrès dans la contradiction.

Alain Boton invoque même le XIXe siècle pour démontrer que c’est le scandale qui « façonnait la renommée ». Mais que dire alors de la renommée d’un Bouguereau, aujourd’hui détesté pour le talent académique qu’il incarne ? A quel scandale ce monsieur doit-il sa célébrité de l’époque ? Une exception me dira-t-on ? Et Ingres ? Et Meissonnier, dont Dali disait qu’il était un « rossignol du pinceau » ?

On pourrait m’objecter à juste titre qu’il s’agit d’une simple avancée technique, et non « doctrinale » ce qui me permet de mettre au point une chose fondamentale.

Lorsque Marcel Duchamp exhibe son urinoir au début du siècle, l’époque appartient à l’idéologie. Suite à Hegel, Marx a bâti une théorie de la dialectique, qui imbibe alors de nombreux groupes de pensée. Mai 68 se forge patiemment dans les salons et les officines. Son objectif ? Renverser la pensée bourgeoise et dominante : en philosophie bien sûr, mais également en littérature, en sciences morales et politiques, et ? comment pouvait-il en être autrement ? ? en art…

Pour les tenants de cette idéologie, la conception de Duchamp est une aubaine ! Voilà enfin arrivée l’occasion de se « débarrasser de l’idée du beau et du laid, » comme l’écrit fort à propos Adeline Christova dans son article.

En réalité, pour la première fois de l’histoire, la définition de l’art ne va pas être soumise à l’histoire : elle va faire l’objet d’une « libération » c’est-à-dire, pour être précis, que l’art va être redéfini afin de correspondre aux aspirations de l’époque. Cette redéfinition ne va pas tenir compte de ce qu’est l’art : elle va décider de ce qu’on veut qu’il soit.

Pour s’en assurer on peut remonter à l’époque où, pour la première fois, le terme « Beaux-Arts » est apparu. Quand Diderot rédige son Encyclopédie, sa démarche (feinte ou réelle, peu importe) est celle de savoir ce que l’on appelle « art ». Il se fonde sur l’histoire, y recherche l’évolution de l’art, la séparation entre les « arts » et les « beaux-arts. » Il s’agit non pas d’une œuvre idéologique mais d’une enquête sur ce qu’est l’art dans ses différentes formes.

Dans l’impressionnisme, ou encore le fauvisme, ce n’est absolument pas la beauté qui est mise en cause ! Il s’agit d’un débat technique qui admet comme prémisse la beauté dans l’art. Voilà pourquoi les choses ne sont aucunement comparables !

Avec Marcel Duchamp et ses camarades (comme les Surréalistes par exemple), il s’agit au contraire d’une violence faite à la définition de l’art, et même d’une amputation. L’ont-ils souhaité ? Voulaient-ils seulement dénoncer la vanité ? Venant d’un Duchamp, ce serait l’hôpital qui se moque de la charité, mais qu’importe les spéculations puisque dans les faits, avec le ready-made, on ampute bel et bien l’art de la technique manuelle, de la beauté et même, chose essentielle dans ce contexte révolutionnaire, de la notion de transmission de l’art par un maître. C’est d’ailleurs ce qui explique que la définition de l’art soit alors diffuse et souvent paradoxale. Pour Marcel Duchamp, tantôt un objet devient une œuvre d’art « par la seule volonté de l’artiste, » tantôt « c’est le regardeur qui fait l’oeuvre »… Paradoxe, incohérence ? Peu importe : l’important est de saccager la définition traditionnelle de l’art. Chacun peut donc y aller de son petit couplet : « l’art, c’est la subversion » entend-on souvent. Cette phrase colle certainement très bien à la théorie de Kuhn reprise par Nathalie Heinich puis Alain Boton, mais elle n’a aucun rapport avec la réalité de l’art dans l’histoire. Si l’art a parfois pu être subversif, cette subversion n’a jamais été sa finalité première. Alors pourquoi vouloir l’intégrer dans sa définition essentielle ?

Et comme Dupont (ou Dupond, si vous voulez), je dirai même plus : en suscitant l’ire de ses contemporains (autant liée à son tempérament qu’à ses œuvres), Van Gogh ne voulait pas imposer sa définition de l’art, il rêvait de créer une école (en fait une secte, quand on lit attentivement sa correspondance). Voilà qui est bien différent !

Face à ce raz-de-marée idéologique, on assiste au raidissement désespéré d’une partie de cette vilaine « droite bourgeoise » stigmatisée. Sa réaction est compréhensible, mais il est vrai qu’elle se fourvoie souvent en adoptant exactement ce qu’elle reproche à ses détracteurs. Pour elle en effet, la définition de l’art devient idéologique : il FAUT que l’art soit ceci ou cela, il FAUT qu’il corresponde à ce noble idéal forgé dans les chaumières de la France conservatrice.

Toute incartade est alors immédiatement taxée de « non-art, » ce qui déclenche les foudres des vieux défenseurs du n’importe quo’art, et des nouveaux édiles de la pensée dominante.

Y a t-il une position intermédiaire ? Oui.

Je sais bien que dans une perspective marxiste, il ne peut y avoir de tiers contradicteur, toute pensée intermédiaire étant vouée à l’échec (au travers de Thomas Kuhn, c’est aussi la pensée défendue par Nathalie Heinich). Mais je m’inscris en faux, et je préférerais d’ailleurs ne pas exister que de me vautrer dans la dialectique simpliste.

La philosophie réaliste que je défends n’acceptera jamais qu’on lui impose l’idéologie de quelques-uns. Dans cette perspective, la conception duchampienne de l’art doit être vigoureusement rejetée. Il nous faut nous libérer des libérateurs et revenir à une définition de l’art dictée non par les gourous mais par l’histoire.

Je concède totalement à Adeline que l’art était aux origines intrinsèquement lié au sacré. Quittant progressivement le sacré, il ne s’est libéré de l’utile que bien plus tard pour se recentrer sur la beauté et l’esthétique. Il a alors fallu constater que l’artisanat se distinguait des beaux-arts, la technique de l’utile n’ayant pas les mêmes règles (hou le gros mot !) que la technique de l’esthétique… Que sera l’art par la suite ? Je n’en sais rien. Nous ne sommes pas là pour imposer des théories mais pour laisser s’écouler sous nos yeux émerveillés le génie humain (dont on ne parle pas assez) et prendre acte de ce qu’il nous offre. Les derniers siècles ont charrié dans leur sillage mille inventions nourrissantes pour l’art : photographie, vidéo, arts numériques de toutes sortes… Laissons les s’exprimer en paix, et en écrivant cela, je pense à tous ces artistes qui créent sans se préoccuper de nos débats, et qui ne souhaitent pas plus que moi se voir imposer des définitions.

Cela nous empêche-t-il de réfléchir sur la nature de l’art ? Aucunement. Adeline Christova écrit que le beau, c’est l’intelligence rendue sensible : je souscris entièrement et suis disposé à en discuter passionnément. Mais puisque la philosophie recherche la vérité comme préambule de la sagesse (vaste débat), elle ne peut s’affranchir de la réalité, quoiqu’en pense Kant, puisque celui est invoqué par ma charmante contradictrice.

Il y a donc, quoi qu’en dise Alain Boton, un « vrai art ». Jusqu’à Duchamp il était centré sur la beauté, non pas parce que quelques-uns l’avaient décidé, mais parce que c’était tout simplement son histoire.

Et voilà qui répond aussi, je crois, à l’article d’Adeline Christova, réticente à imposer à l’art une idée que l’on se ferait de l’esthétique. Car une telle démarche serait idéologique, et nous devons nous affranchir de l’esclavage idéologique. Mais rattrapés par la réalité des faits, nous devons tout autant reconnaître qu’en se couchant sur le rivage du XXe siècle, l’art nous apportait innocemment des siècles d’enquête sur l’esthétique. Nous l’avons rejeté à l’eau après l’avoir blessé. Il est temps pour nous de le sauver, de l’accueillir et de le faire grandir.

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