Reportage sur Golgotha Picnic

La pièce de Rodrigo Garcia, Golgotha Picnic (écrit avec un « h » dans le script original), n’a pas fini d’être au centre de l’actualité.
A la demande de beaucoup, Raphaël Jodeau est donc allé voir le spectacle.
Il en fait un reportage comme on n’en verra pas beaucoup dans les médias.

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15h12. Toulouse. Je finis mon kebab et décide de me rendre un peu en avance au théâtre Garonne, où se joue la dernière représentation de Golgotha Picnic, la polémique du moment. En trempant mes ultimes frites dans la mayonnaise, je jette un œil aux dépêches AFP du jour. La veille au soir, la police a dû protéger les catholiques contestataires contre les attaques des contre-manifestants. « Ça va chauffer ! » me dis-je. J’aime bien quand ça bouge. Ça trompe le quotidien.

Autour du théâtre des barrières de sécurité ont été installées. Quelques manifestants sont déjà là, sagement parqués à l’endroit qu’on leur a désigné. Les barrières forment un chemin qui mènent à l’entrée du théâtre mais, avant de s’engager plus avant, il faut montrer son ticket. Je m’exécute.
Le long du chemin de fortune qui mène à l’entrée, je regarde autour de moi. Il y a très peu de policiers mais le théâtre a déployé son service d’ordre, courtois et souriant. Les manifestants deviennent un peu plus nombreux.
À l’entrée du théâtre, un homme rondouillard m’accueille avec le sourire. Il est chargé de vérifier les sacs et d’effectuer des palpations de sécurité. Je n’aime pas ça. « Moi non plus, » me dit-il hilare. Il ne manquerait plus que ça…
Puis une nouvelle consigne de sécurité : il faut laisser tout sac et manteau aux vestiaires pour pouvoir entrer dans la salle. C’est la troisième mesure et je me demande si l’étape suivante est de se mettre tout nu. On se croirait à Guantanamo. Je trouve le dispositif de sécurité disproportionné. Dehors les manifestants sont certes déterminés mais polis et souriants. Ces précautions draconiennes puent l’opération de communication à plein nez.
Une fois ces formalités effectuées je consulte l’heure. J’ai le temps de m’en griller un p’tit. Je sors dehors et rejoint les quelques personnes arrivées en avance comme moi. Tous regardent dans la même direction. Le spectacle des préparatifs de la manifestation d’en face n’est pas passionnant mais, pour le moment, c’est tout ce qu’on a. « Ouah ils sont équipés ! » s’amuse une jeune femme à côté de moi. Deux baffles ont été placées sur le toit d’une voiture. Je m’assoie, fait craquer mon briquet et regarde plus attentivement ceux que la presse assimile à des fanatiques. Quelques hommes mais surtout des femmes et des enfants, quelques soutanes. En rejoignant le groupe un homme scande « Christianophobie ! Ça suffit ! » « Ta gueule ! » crie un policier en riant. Ses deux collègues se bidonnent.
Puis la contestation prend forme. Toutes pancartes dehors, les cantiques gagnent le ciel sur un fond de fanfare rythmé par une grosse caisse. Je décide d’immortaliser la scène. Puisqu’on est manifestement au zoo, je filme.


Coup d’oeil amateur et indépendant sur les… par DEFICULTUREL

Le temps passe. La queue devant le théâtre s’allonge considérablement. Apparemment les gens se connaissent. Beaucoup sont venus ensemble. Au milieu, une fille présente son postérieur aux manifestants et se le claque. Je pensais qu’elle faisait ça pour rire, mais pas du tout. Elle est très énervée. J’aimerais lui demander la raison de sa fureur mais il faudrait pour cela parler à son cul : sa tête est malade. J’abandonne l’idée et préfère entrer dans le théâtre. Il est 16h03, et vu le monde, la pièce n’est pas prête de commencer.

Une longue attente plus tard, on peut enfin investir les lieux. À l’entrée de la salle, une femme survoltée remarque mon conférencier. « On doit tout laisser aux vestiaires ! » s’agace-t-elle. Je lui réponds que c’est pour prendre des notes. L’explication lui suffit.
Je rentre et prend place. La mise en scène est minimaliste. Le sol est jonché de petits pains pour burger soigneusement alignés. À gauche, quelques chaises en carré forment un lieu de pique-nique, à droite, un piano à queue, sur le mur du fond, un écran géant. La salle est petite mais largement remplie.
Je dois avouer que l’art contemporain ne m’enchante guère. J’ai vu tellement de crétineries appelées « art » par les gens soucieux d’en tirer un bon prix !… Mais l’honnêteté commande de lui laisser une nouvelle chance de me convaincre, on ne sait jamais.

Ça commence très mal. Après une courte phrase affichée sur l’écran et dans laquelle Rodrigo Garcia dit avoir honte de présenter une œuvre d’art protégée par des mesures de sécurité, une sentence apparaît : « En vérité je vous le dis, qui n’a pas le sens de l’humour n’entend rien à la vie ». Je n’aime pas qu’on me force la main. Léonard de Vinci n’a pas écrit « si tu n’aimes pas la Joconde, c’est que tu es stupide. »
Je rirai si je veux.
Les acteurs entrent.

Vous avez été nombreux à m’écrire, chers lecteurs, mais que voulez-vous au juste ? Que je vous raconte la pièce ? Que je la taille en pièces ? Que je la porte aux nues ? Assurément la raconter serait long et bien inutile. Dès que le premier acteur ouvre la bouche, c’est un interminable flot de paroles qui s’écoule jusqu’aux premières notes des Sept paroles du Christ de Haydn, interprétées au piano par Marino Formenti et qui occupe toute la deuxième partie du spectacle.
La raconter serait paraphraser son texte et là, ça m’ennuie. Non. Je vais plutôt, pour essayer de vous satisfaire au mieux, identifier les thèmes et les illustrer pour vous. Même si je ne pourrai m’empêcher de les commenter et de donner un avis, l’essentiel pour moi est de permettre à chacun de se faire un jugement.

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Le premier thème frappant, à la fois chronologique et récurrent, est indubitablement celui de la chute. « Jouissez de la chute et ne laissez personne vous déranger. »
Ceux qui se demanderaient de quelle chute veut parler Rodrigo Garcia seront aussitôt renseignés. Dès les premières minutes du spectacle, la salle s’éteint et l’on peut voir sur l’écran une femme se précipiter d’un avion dans le vide. Face au spectateur, elle grimace et tire la langue comme sur ces représentations moyenâgeuses du diable. Sur sa poitrine une inscription : « Ange déchu » Ce ne sera pas la seule allusion au démon. Plus loin dans la pièce, un acteur revêtira tout en devisant cigare au bec la chemise de nuit ainsi que le masque grimaçant et défiguré de la petite fille du film L’exorciste. Mais pour le moment, le spectateur est invité à s’associer à cette chute libre.

« Imitez-moi dans la chute, prononçait un acteur quelques minutes plus tôt, faites comme moi. » Pour ceux qui ont encore quelques notions de culture, cette chute est dans la culture chrétienne celle du péché. La suite de la pièce sera à ce sujet plus explicite. Tracée par d’énormes lettres en néons, dont le grésillement jaillira des baffles à grands coups de décibels, la phrase « foi en chaque péché » s’affichera sur l’écran.

Jusque-là, il faut bien reconnaître que les rires se font très rares, et qu’ils sont objectivement très forcés. Je ne serais pas surpris qu’il y ait quelques chauffeurs de salle chargés de susciter l’hilarité. À moins que les rires soient ceux de quelques militants ? Je n’en sais rien mais l’immense majorité de la salle semble de mon avis : la chose est sérieuse. Et ce n’est que le début.

Car si ce premier thème paraîtra lointain aux incroyants, le deuxième, l’autodestruction, concerne tout le monde. Tout le long de sa pièce, Rodrigo Garcia revient en effet sur une autodestruction ultime qui lui tient visiblement à cœur : le suicide. Un acteur raconte longuement et sur un ton désinvolte comment, parce qu’il écoutait la Passion selon saint Matthieu de Bach, il a volontairement percuté la rampe d’une autoroute avec sa voiture. Six tonneaux, un pare-brise éclaté qui manque de « transformer [sa] gueule en passoire », son labrador qui gémit sur le siège arrière… la voiture prend feu. « La Passion selon saint Matthieu s’est mise à fondre et en un rien de temps la fête était finie » Il insiste alors avec force détails sur l’agonie de la pauvre bête qui n’avait rien demandé à personne : « J’ai eu pour seule musique les hurlements de mon chien sur le siège arrière et le crépitement du feu. »
Je regarde autour de moi. Les spectateurs grimacent et quelques filles font un « hoooo ! » de compassion pour le chien. Ils ne comprennent pas bien où l’acteur veut en venir, oublient que l’art contemporain cherche d’abord à choquer, et que le reste importe peu.
Mais le plus important est à venir, car ce moment pénible pour l’auditoire est, pour son narrateur, « une incandescence agréable, qui t’endormait dans ses bras » La suite est logique. Ceux que l’opinion chérit pour leur courage et leur dévouement deviennent dans sa bouche des « putains de pompiers. »
« Qu’on vienne à mon secours,
dit-il, ça m’emmerdait. »
« Foi en le suicide, »
grésillera l’écran quelques minutes plus tard.

On sent bien que la figure christique est présente à chaque instant du spectacle, mais dans ces deux thèmes elle n’est atteinte que de manière indirecte. Rodrigo Garcia ajuste alors le Christ dans son viseur, et appuie sur la détente…
Toute la scénographie représente inlassablement des pastiches de la crucifixion. Au centre d’une croix de lumière projetée sur le sol, un homme en survêtement allongé sur le ventre (je crois pouvoir dire que pas une seule fois un acteur n’est allongé les bras en croix sur le dos). Les bras écartés, il se fait clouer au sol au travers de son survêtement. Puis la seule actrice du spectacle, qui passera une bonne partie du temps nue comme un ver, revêt un casque blanc sur lequel est peinte une couronne d’épines. Plus tard un autre homme s’allonge. Il se fait déshabiller et, une fois nu, les bras écartés, se laisse recouvrir la tête d’une viande broyée directement sur la scène. Quelques minutes après, l’actrice et deux acteurs intégralement nus se frotteront les uns aux autres avant de s’immobiliser plusieurs fois, le temps pour la lumière qui les éclaire de tracer sur l’écran derrière des ombres chinoises du Golgotha. À ce moment précis, de nouveaux rires et quelques applaudissements.
Il faudrait être bien naïf pour penser que ces scènes n’ont pas volontairement cultivé le contraste provocateur. J’aurais pu naturellement me demander « mais pourquoi tant de brutalité ? » mais je ne l’ai pas fait, d’une part parce que je connais bien le fonctionnement de l’art contemporain, et d’autre part parce que le texte qui est récité imperturbablement tout le long montre que cette brutalité vient d’une profonde révolte intérieure.

On pourrait en effet s’arrêter aux innombrables insultes qui pleuvent sur la personne du Christ. Celui-ci est ainsi qualifié de « vaniteux, » « inapte au quotidien, » « nul, » « incapable, » « fou, » « foutu démon, » « tyran, » « lâche. » En fait, dès le début du spectacle, les quolibets s’abattent si brutalement et si nombreux qu’il m’a été impossible de les noter tous.
Mais le spectacle va beaucoup plus loin et tente de convaincre le spectateur par l’inversion des valeurs.
Alors que le discours chrétien qualifie le diable de « père du mensonge », Rodrigo Garcia prend le contre-pied et attache le mensonge directement à la personne du Christ. Selon lui, le Christ « a su dissuader. Il était capable d’embrouiller son monde. » D’ailleurs, « Dieu est un stratagème linguistique. » Pour démontrer que les évangiles sont aussi des mensonges, il invoque que « même les transcriptions des écoutes téléphoniques de nos chers fonctionnaires ne sont pas dignes de confiance. » Pour comble de la manipulation, il désigne alors cette notion de péché, qu’il nous avait plus tôt invité à chérir, et pour cause : « On appellera péché les actes les plus courants, dit-il, les plus mondains, on nommera péchés des attitudes sociales répétées au long des siècles. Bref on appellera péché la vérité. »
C’est pourtant Gianni Motti, un des grands prêtres de l’art contemporain, qui disait qu’il ne fallait pas « croire mais faire croire. » C’est pourtant Rodrigo Garcia qui affirme : « Tout ce que je suis en train de dire, tout ce que je dirai jusqu’à la fin de la pièce est un subterfuge. »

Le diable, quant à lui, est traité avec bien plus d’égards. L’auteur se fait d’ailleurs son porte-parole sans ambiguïté :
« Voici les mots de l’ange déchu
Heureux ceux qui s’écrasent contre le bitume, ceux qui finissent sous les roues d’un tramway »

ou encore :
« Belzébuth résume ainsi le mystère de la vie : Dieu nous a déposés sur une surface plane et il nous a remontés à bloc. Puis il est reparti, sans doute définitivement. »

Curieusement, lorsque les paroles du diable sont citées, plus de blagues, plus de cynisme, plus de bouffonnerie. Le silence est religieux et l’on apprend même que le démon est un bienfaiteur de l’humanité :
« Lucifer s’est abattu sur la Terre et il a donné aux hommes le langage
Et avec le langage du démon, les hommes ont inventé la foi. »
 

Comme illustration de ces paroles (je ne saurais dire si c’est au même moment et ne comptez pas sur moi pour redépenser 25 € !), les acteurs fabriquent un hamburger de plusieurs étages en mettant entre les tranches de pain des lombrics grouillant. Ce qui pourrait passer pour une nouvelle absurdité prend tout son sens quand ils plantent dessus un petit panneau : « Babel »…

Puisque le Christ est un menteur, il a mérité la Croix : « C’est dans ce lieu nommé Golgotha, terre des crânes, qu’on a finalement découvert tous ses mensonges : il a échoué comme stratège militaire et comme leader politique. »
On n’est pas à une incohérence près. Jean Clair a bien raison d’affirmer que l’art contemporain est une « catastrophe intellectuelle, » car dire que le Christ a échoué alors qu’il est le fondateur d’une religion qui gouverna le monde pendant des siècles est juste une grosse blague. Mais ce que je me dis à ce moment là, c’est que je m’oppose absolument et en conscience à ce qu’un homme puisse se voir infliger de telles souffrances, fût-il menteur. Pourtant Rodrigo Garcia persiste et signe : « Il a fini sur la Croix qu’il méritait, car tout tyran mérite un châtiment. »
Inutile de faire pleurer Margot ! Inutile d’avoir pour lui de la compassion ! À écouter Rodrigo Garcia, le supplice de la Croix est presque une partie de campagne. C’est vrai quoi  ! « Cloué sur la Croix en haut du Golgotha, je suis à l’abri des tâches quotidiennes […] Ici, sur la Croix, on peut se laisser aller à la paresse. » Et de faire la petite blagounette qui va bien (mais j’ai noté qu’à celle-ci, personne n’a ri) : « Disons que je suis juste à dix minutes à pied de la mort. »
Flop ! Les chauffeurs de salle sont peut-être aux toilettes…

Peut-être pour justifier cette rage, le littérateur présente Jésus comme une personne méchante, haineuse même, et mal intentionnée. Nous ne sommes pas dans le domaine de l’argumentation. Il faut le croire sur parole. « Il disait qu’il était le fils de Dieu, raconte-t-il comme s’il y était, ce qui le plaçait sur un autre plan, et il terminait ses nuits en maudissant le monde tout seul dans son coin. » Plus loin, le ton monte encore et le texte se fait un peu plus absurde : « Rongé par la jalousie et la haine, il tenta d’allumer des feux de-ci delà. »
Puis enfin, définitivement : « Il possédait cette faculté quasi-divine de faire souffrir, de faire le mal. »
Bref Jésus n’est pas une victime, c’est un sadique. Une raison de plus, j’imagine, de ne pas pleurer sur son sort.

Je regarde de biais pour voir comment les spectateurs réagissent. Je constate que les quelques personnes autour de moi ont les yeux rivés sur la scène, pas sur les sous-titres qui défilent à l’écran (le texte est en espagnol). Je les comprends. Il est très difficile de lire tout et de suivre ce qui se passe.

« S’aimer les uns les autres n’a servi à rien, juste à couvrir les pires outrages. Moi, je vous dis : Fuyez-vous les uns les autres. » Je regarde le feuillet distribué avant le spectacle et dans lequel Rodrigo Garcia parle d’ « amour impraticable. » Finalement, il s’agit d’un spectacle de désespérance. « Je ne peux pas le croire/je n’en reviens pas/je n’y crois pas.» dit-il vers la fin de la pièce pour me donner raison. C’est clair : il est révolté par le spectacle du monde mais, au lieu d’y voir une absence d’amour, il y voit la conséquence d’un amour impossible.
Il pose sur ce qui l’entoure un regard tronqué, un regard trompé. Dans les plus belles choses il ne voit que du laid.

Rien d’étonnant donc à ce qu’il parte en guerre contre l’art traditionnel, comme tout bon artiste contemporain bien sûr. Les Rubens, les Poussin, les Michel-Ange avaient le génie de déceler au cœur des choses ce qui faisait leur beauté. Ils avaient ce talent de mettre au jour ces beautés enfouies jusque dans le regard d’une piéta. Leur but était de montrer, comme le soutient le christianisme depuis des siècles, que derrière l’ horreur d’une crucifixion on pouvait voir la splendeur d’une rédemption.
Mais avec ses lunettes de désespéré, Rodrigo Garcia s’obstine à rester au premier degré. Après avoir de nouveau insulté le Christ (« Il n’aime aucune des illustrations qu’on a réalisé de lui/il est vaniteux »), il assène son jugement comme un couperet : « Il approuve, ça oui, la tonalité globale des tableaux et des fresques : une iconographie de la terreur qui part, ironiquement, du mot amour »
Décidément cet amour le dérange. « Le musée du Prado, Le Louvre, le musée des beaux-arts de Bruxelles ou d’Anvers, la galerie des Offices, la pinacothèque Albertina, l’Accademia, la Alte Pinakothek, le Historisches Museum de Vienne, tous ces beaux édifices doivent être livrés aux flammes. »

Je repense à ce mot de Jean-Louis Harouel. L’art contemporain, écrit-il, c’est la « haine de l’Art. »
Maintenant que j’ai saisi le personnage, cet extrémisme ne m’étonne qu’à moitié : « Ils me font bien rire, les modérés ! déclame un acteur. Si ça ne tenait qu’à eux, nous serions morts d’ennui. »

Persuadé que l’homme a le même handicap que lui, il désigne alors l’iconographie chrétienne comme la source de tous nos maux : « En tant qu’héritiers d’un tel legs graphique, il ne faut pas s’étonner de voir des gens en pousser d’autres par la fenêtre ou des gens baiser des gosses ou des gens qui ne se contentent pas de flanquer cinquante coups de couteau dans un même corps » etc. etc.
Résumée à sa stricte apparence, la crucifixion effraie tout simplement notre homme : « Un clou, le sang, les blessures, tout ça reste gravé comme des coups de poing dans ton cerveau. »
Il faudrait enfermer ce type avec Mel Gibson dans une petite pièce sans fenêtre et les faire discuter. Ça pourrait être rigolo… 10 contre 1 que Mémel arrive à lui provoquer une crise cardiaque sans le toucher, juste en lui racontant sa vision de la Passion.

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J’assiste donc de nouveau à une nouvelle pièce d’art contemporain. Aucun doute là-dessus.
Ce que les gens médusés regardent leur semble de l’art libéré, mais ils ne semblent pas réaliser que cette forme d’expression répond à des codes très exigeants.
D’abord la pièce est brutale. Elle est brutale par les mots, par les images, par les sensations qu’elle malmène. Munis d’une petite caméra dont le champ est projeté sur l’écran, les acteurs insistent sur tout ce qui peut inspirer grimaces et dégoût.
Ici, gros plan sur la bouche d’un acteur qui mâche un burger en buvant de l’orangina. Il s’arrange pour que la nourriture mastiquée tombe lentement de sa bouche. Mon voisin baisse le regard, écœuré.
Là, la caméra fait un panoramique vertical et s’arrête devant les jambes croisées de l’actrice. Clin d’œil à la scène du film Basic Instinct, elle décroise très lentement les jambes, qu’elle écarte un peu, et montre son sexe en gros plan avant de recroiser les jambes. Devant ce mille-feuilles dégoulinant de chair rose, la salle s’agite, se détourne et regarde à nouveau. À l’autre bout une jeune fille ne parvient pas à réprimer un « beurk ! »

Les images sont trash, l’ouïe est tout autant mise à rude épreuve. Que ce soit au moment des chutes libres ou au moment où le texte s’affiche à l’écran sous forme de néon, le son est puissant et déchiré.
Ainsi en est-il aussi quand les acteurs se mettent à se déchaîner sur le son de la guitare électrique. Pendant que l’un d’eux enchaîne quatre ou cinq accords en boucle (que les vrais guitaristes s’épargnent ce spectacle affligeant !), les acteurs donnent des coups de pied dans les petits pains, font des pirouettes, sont pris de convulsions, poussent des hurlements. La scène est d’autant plus brutale que le contraste est fort. « Éloigne de moi ce calice, » répètent en hurlant les comédiens au milieu de leur frénésie, allusion à la phrase prononcée par le Christ au jardin de Gethsémani, quelques heures avant son calvaire.

Comme souvent dans l’art contemporain, la pièce s’illustre enfin par sa dévotion à la scatologie, dont cette pièce fourmille (« Vomir et manger et chier et boire et pisser sont des bénédictions succédanées de la bénédiction par excellence. »), mais ce qui fait l’essence de l’art contemporain, c’est incontestablement d’être un trou noir, un aspirateur d’existence.
Rodrigo Garcia ne voit, comme je l’ai montré, qu’à travers des lunettes qui filtrent la beauté, c’est un fait. Mais le spectateur sait-il que cette démarche est institutionnalisée ? Sait-il que ce qu’ on nomme « art contemporain » se fixe cette règle comme mode d’expression ? Ce n’est ni nouveau, ni inconnu : l’art contemporain est un gigolo qui vit aux dépens de ce qu’il ampute. Le suicide ? C’est l’absence de vie. La chute ? C’est l’absence d’équilibre. Il existe des vies sans suicide, mais il n’est pas de suicide sans vie. Il n’est pas de chute sans équilibre. Il n’est pas de Golgotha Picnic sans les beaux-arts, sans le Christ et sans la doctrine de l’Église catholique.
Cette dépendance à la réalité explique sans aucun doute les imitations. Il est un vieux proverbe chrétien qui dit que le diable est le singe de Dieu. En tout cas, Rodrigo Garcia est le singe du Christ car, indépendamment des scènes de crucifixion qu’il pastiche, sa sémantique est fortement connotée. « Au commencement était le rire, » ironise-t-il. « En vérité je vous le dis »

Est-il contestable que la musique de Joseph Haydn, qui occupe toute la deuxième partie du spectacle, soit belle ?
Quand je suis rentré chez moi, ma femme m’a demandé ce que j’avais pensé de cette deuxième partie : les Sept paroles du Christ. Elle avait vu aux infos une manifestante admettre que ce passage était vraiment de l’art. Mais cette brave dame sait-elle pourquoi cet homme nu, Marino Fromenti, joue cette œuvre au piano (avec quelques fausses notes involontaires qui nous ont fait tous deux grimacer) ? Lisez-donc son explication : « Les silences. L’œuvre de Haydn est probablement la plus pleine de « silences«  de toute l’histoire de la musique : si innombrables, si différents les uns des autres, si déstabilisants. » Est-ce donc pour leurs silences (notez que le silence est encore l’absence de musique !) que ces neuf mouvements sont joués dans la pièce ? Oui, et plus encore : « On ne retrouve pas dans la musique de Haydn ce que Jésus a dit, on y trouve ce qu’il n’a PAS dit. Il ne soupire pas à notre intention, il ne nous montre pas ses blessures, ses rêves ne sont pas révélés, ses explosions de bonté ne sont que pour lui-même. » Cet égocentrisme christique que Marino Formenti croit identifier dans l’œuvre d’Haydn, est selon lui exprimé par ce qu’il appelle la musique « ex negativo. »

Oui. L’art contemporain est en creux. Là où l’art traditionnel veut traduire en acte la beauté que la réalité possède en puissance, l’art contemporain veut au contraire mutiler la réalité pour en rejeter toute l’esthétique. Hantaï, le célèbre peintre, avait résumé son « art » à une question : « Comment vaincre le privilège esthétique du talent ? »
L’art contemporain est un regard obstiné vers ce qui est absence, il est siphonnage de l’être par le néant. Pour être iconoclaste, ne faut-il pas d’abord une image à pulvériser ?

Mais les plans de Rodrigo Garcia et de son compère Marino Formenti ont été un peu troublés. C’est pendant un long silence du piano que les manifestants chantant ont réussi à placer, à grands coups de fanfare, un « Jésus étends ton règneuuuuu ! »
Éclat de rire général dans la salle, très sincère celui-là.
Coup de sang des organisateurs, sortant de la salle comme des ouragans.
J’ai lu dans le journal qu’ils avaient demandé à la police de faire taire la fanfare.
Celle-ci a obtempéré sans faire d’histoire.
Je n’ai jamais vu de manifestants plus dociles !

On pourrait objecter intelligemment que l’art traditionnel dépend tout autant de la réalité, qu’il est lui aussi un gigolo puisqu’il a besoin d’un sujet. Mais en sublimant la chose qu’il représente, l’art la respecte et la traite avec une délicatesse infinie, tandis que l’« art » contemporain la saccage avec ingratitude.
Cette logique conduit à substituer la transgression à l’exaltation. Le prétendu artiste ne peut alors être autre chose que subversif. Le public est invité à se moquer, à remettre en cause, à lutter contre, alors qu’il était auparavant invité à communier, à s’harmoniser avec les choses. Ce changement n’est pas, comme ce fut toujours le cas auparavant dans l’histoire de l’art, une suite logique. Il est, selon l’expression de Christine Sourgins, « l’art de la rupture. » Il est un bouleversement radical et révolutionnaire, tout en se parant des atours de son adversaire. Ne dit-on pas « art » contemporain ?

Je l’ai déjà écrit et je le répète. L’art contemporain est un échec. Il n’intéresse qu’une très faible partie de la population et ne parvient à prospérer que grâce à deux atouts : le scandale qu’il provoque volontairement, et le soutien financier de l’État. Le jour où l’art traditionnel et l’art contemporain seront mis à égalité devant l’impôt, le jour où ils seront à égalité de traitement dans les salons, ce dernier s’effondrera misérablement devant la magnificence de son concurrent. Mais la politique actuelle, qui se cramponne à son idéologie soixante-huitarde périmée, est de confiner l’art traditionnel dans les musées, de le circonscrire au passé.
D’une puissance financière titanesque, l’art contemporain peut alors museler son adversaire en invoquant la liberté d’expression, car entre le faible et le fort, c’est la loi qui protège, et la liberté qui opprime.

Curieusement il se trouve régulièrement des personnes qui, devant la nature de l’art contemporain, se trompent de combat et appliquent naïvement leurs critères esthétiques à un «  art » qui les rejette par nature. Ce sont les béats…
Par peur d’être taxé de facho, par souci de paraître plus fin ou plus objectif que les autres, ou par réelle sincérité, le béat voit dans les pires choses un signe de beauté, de mysticisme ou de poésie.
Écartant soit les intentions de l’artiste, soit l’impact de l’œuvre sur le public, soit la matérialité de l’œuvre (les matériaux utilisés par exemple, réels ou symboliques) le béat, parfois journaliste, écrivain, ou lui-même artiste, confère à l’iconoclaste le bénéfice de l’innocence, de la pureté ou du souci eschatologique.
Plongez un Christ dans l’urine, il y verra de jolis reflets.
Exhibez des acteurs nus, il y verra le jardin d’Éden.
Tartinez le visage du Christ d’excréments, il y verra un beau chemin de croix.
Faites les pires choses en jurant que vos intentions sont bonnes, et le béat vous croira sur parole, s’inscrivant sans le savoir dans le sillage de Marcel Duchamp, père de l’art contemporain, pour qui l’art devient art « par la seule volonté de l’artiste. »

Le béat est ainsi le jouet des circonstances. Rien ne l’atteint, ce qui le dissuade de s’engager.
Les médias, qui ont parfaitement compris cela, manient l’étiquette en professionnels. Si tu es avec eux, tu es comme eux. Le raccourci est flagrant mais la technique payante : le béat est terrifié.
Souvent d’accord sur le fond, pour peu qu’il s’autorise à réfléchir, il s’oppose à ceux qui contestent l’art contemporain et se justifie par mille et un arguments.
Mais je tire pour ma part de mes anciens cours de droit un principe de vie, issu du droit canonique : « Non quaeras quis hoc dixerit, sed quod dicitur attende » (traduction maison : « Ne considère pas qui dit cela, mais prête attention à ce qui est dit »). Je crois que chacun devrait se demander si la cause est juste, plutôt que de s’attacher d’abord à ceux qui la défendent.

La pièce est finie. Quelques personnes se lèvent pour applaudir à tout rompre, imitées par quelques-unes.
Moi, j’ai l’esprit de contradiction. C’est mon côté « art contemporain. »
Je fais la queue pour aller aux vestiaires.
Une jeune fille confie à sa camarade : « J’ai pas tout compris ! »
A quelques mètres un lycéen partage ses sensations avec son groupe. « C’est une oeuvre d’art, parce que j’ai été surpris ! »
Dire que pour 25 € il aurait pu s’acheter plusieurs dizaines de Kinders ! Mais je m’en voudrais de briser son enthousiasme.

Je quitte le théâtre avec perplexité. Dehors je suis, comme mes petits camarades de salle, copieusement hué par les manifestants. « Tout ça pour ça ! » leur crie une jeune fille. « Vive le blasphème ! » hurle un autre.

Les manifestants redoublent d’ardeur.

Et s’ils avaient raison ?

Raphaël Jodeau, Délégué général de Défi culturel

Les plus belles oeuvres de l’art contemporain

(Vidéo non réalisée par Défi)

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