Entretien avec Raphaël Jodeau

Raphaël Jodeau répond aux questions d’une étudiante réalisant une étude sur Les expositions d’art contemporain dans les lieux de patrimoine classique.

Quel est votre rapport personnel/professionnel à l’art contemporain ?

Selon nous l’art contemporain est une conception radicalement différente de l’art classique, comme l’a démontré récemment Nathalie Einich dans Le paradigme de l’art contemporain.

Alors que l’art classique ne se posait pas la question de sa nature, l’art moderne l’a fait, et l’art contemporain (néo-duchampien) a fait plus : il l’a redéfinit.

Cette conception de l’art a tout fait le droit d’exister, mais à condition de n’être pas totalitaire, c’est-à-dire de ne pas s’appeler comme son prédécesseur et de ne pas exclure l’art classique de la scène artistique.

Or aujourd’hui il n’existe plus officiellement que deux arts :

– l’art classique du passé

– l’art dit « contemporain » d’aujourd’hui

Il n’y a donc pas de place pour l’art classique d’aujourd’hui.

Quelle est votre image de l’artiste contemporain ?

Nous n’avons pas d’image particulière de l’artiste contemporain, pour la bonne et simple raison que les artistes dits « contemporains » sont extrêmement différents.

Cependant on peut dire que les artistes qui ont droit de cité aujourd’hui ont pour caractéristique commune la transgression et la remise en cause de l’art classique, alors qu’il ne s’agissait avant que d’une quête esthétique principalement, avec éventuellement (mais assez rarement quand on fait le bilan) une recherche de transgression.

Quels sont les messages et les techniques les plus courants dans l’art contemporain ? (critique de la société, mise en valeur des Anciens, étonnement, expérience physique, nécessaire prise de recul, transgression, tentative de choquer le visiteur etc.)

Tout ce que vous dites, avec l’explication ci-dessus. Essayer de dresser une seule catégorie, c’est s’enfermer dans une simplification coupable.

Avez-vous déjà vu des expositions telles que Koons/Vasconcelos/Penone à Versailles/ Monumenta etc. ? Voyez-vous des différences majeures entre celles-ci ou vous semblent-elles toutes relever du même principe ?

Oui, nous avons vu la plupart des expositions que vous mentionnez. Je suppose que ce que vous remarquez comme nous, c’est l’injection de l’art contemporain dans des monuments d’art classique. C’est leur principe commun.

Que pensez-vous de la confrontation art contemporain/patrimoine historique ? Quel est l’objectif de telles expositions, à votre avis ? Ces choix sont-ils liés à une certaine conception de ce qu’est le « patrimoine » défendue par leurs conservateurs ?

On peut imaginer plusieurs raisons à cette « confrontation » :

– des raisons idéologiques : puisque l’art contemporain est « transgresseur », quoi de mieux que de pousser l’insolence jusqu’à l’injecter au cœur de ce qu’il contredit ? 

– des raisons politiques : le public se désintéressant totalement de l’art contemporain et ne faisant aucun déplacement pour le goûter, il faut le porter au public. Celui-ci aimant l’art classique, par ailleurs chargé d’histoire alors que l’art contemporain est éphémère, on impose l’art contemporain là où il sera vu.

– des raisons « par défaut » : le conservateur qui refuse l’art contemporain dans son monument s’expose immédiatement à être traité de « conservateur », justement, de réac, voire de « facho », insulte suprême qui stigmatise de fait le récalcitrant. Donc il dit oui, et peut même s’y déclarer favorable, par esprit de cour.

Que peuvent-elles apporter à l’institution qui la reçoit, en termes de fréquentation, de réputation ?

Ces expositions, qui mécontent fortement le public, fait resplendir l’art classique par rapport à l’art contemporain, et alimente le mécontentement du public contre les tendances hégémoniques de l’art contemporain. De ce point de vue, c’est une bonne chose !

A chacune de ces expositions, des nouvelles personnes nous soutiennent.

En terme de fréquentation, l’art contemporain parasite ainsi aisément l’audience de l’art classique, se donnant l’illusion du succès, statistiques à l’appui.

Quelles sont à votre avis les réactions des spectateurs peu habitués ? Les comprenez-vous ? Quel est le rôle de la médiation dans ces cas-là ? Devoir expliquer une œuvre et le message d’un artiste enlève-t-il à votre avis du sens à cette œuvre ?

Même les spectateurs qui aiment les deux conceptions de l’art sont souvent mécontents. La semaine S ils fréquentaient une exposition pour voir de l’art contemporain, la semaine S+1 ils se déplacent pour voir Versailles et sa magnificence, et se coltinent de nouveau de l’art contemporain.

A discuter avec les uns et les autres, quelles que soient leurs opinions sur les deux arts pris séparément, ils sentent bien qu’on essaie de créer une confusion des genres, et cela déplaît.

Devoir expliquer l’œuvre de l’artiste a toujours existé, mais dans l’art classique il y avait un premier contact esthétique, puis un deuxième intellectuel et analytique. Dans l’art contemporain, il n’y a qu’un contact analytique. Il y a donc une barrière dressée entre le public et l’œuvre, qui créé un contexte ésotérique et élitiste.

Savez-vous quel traitement fait la presse traditionnelle/spécialisée sur le sujet ?

C’est simple : la critique d’art n’existe plus, ou alors elle a radicalement changé de visage.

Il s’agissait auparavant, outre l’expression de la relation entre le critique et l’esthétique, d’analyser la technique, le savoir-faire, le talent, et le travail.

Aujourd’hui on se contente de fabriquer des cotes, c’est-à-dire de starifier certains artistes, tous les autres se sentant de ce fait exclus et méprisés. C’est excellemment bien exprimé dans Grands et petits secret du Monde de l’art, de Catherine Lamour et Danièle Granet.

La presse participe pleinement à cet esprit. Les journaux et les revues spécialisés s’extasient ou fustigent en fonction des rapports de pouvoir et d’argent, en fonction de ce qu’elles ont à y gagner.

Quel avenir pour ces expositions (recette désuète, effet de surprise dépassé?)

Une fois que la transgression sera banalisée, aucun. Mais avant que celle-ci ne s’essouffle, il reste encore du chemin. On a tenté d’exposer des cadavres, mais on ne pend pas encore des enfants vivants à des crochets de boucher. Il reste donc encore de nombreuses lois à abolir ou au moins de nouveaux tribunaux à convertir avant que l’art contemporain ne puisse s’exprimer pleinement !

Que pensez-vous de l’introduction d’œuvres contemporaines pérennes au sein d’un lieu de patrimoine (ex : plafond de Cy Twombly au Louvre, lustre Gabriel à Versailles, etc.) ?

La même chose, un degré de violence en plus. Une façon de river l’art contemporain à l’art classique, pour être sûr que la démarche soit indéboulonnable. Ça passe ou ça casse. Ou bien le bon sens finit par démissionner, et l’art contemporain aura accompli une nouvelle victoire durable, ou bien le mécontentement du public deviendra tout aussi indéboulonnable.

Nous verrons bien !…

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