Entretien avec Vadim Korniloff

Le créateur de WC national nous parle de son ouvrage Raté ! Les tribulations d’un artiste contemporain. Ce titre sera bientôt disponible dans les fiches de lecture de Louise-Anne.

rate1-Avant tout pourriez-vous nous présenter votre parcours brièvement ?

Je suis né à Metz (1972) où je vis encore aujourd’hui. Mon parcours est assez atypique : mon environnement familial n’étant pas des plus favorables, je n’ai pas fait d’études supérieures, pas même le baccalauréat. Parti à l’âge de 18 ans aux Etats-Unis pour un voyage (un an et demi) que l’on peut qualifier « d’initiatique », je me suis alors confronté à ce que l’on peut appeler le « réel ». Puis quelques expériences professionnelles à Paris dans le domaine de la photo : assistant photographe, laborantin photo, etc. À 23 ans, retour à Metz, où je me suis mis à mon compte. Je suis alors devenu gérant de sociétés et de franchises dans divers domaines d’activités (nettoyage industriel, vidéo, pressing, etc.). Ce n’est que dix ans plus tard, environ, suite à une rencontre (ma femme) et à un bouleversement de vie que je me suis alors « mis à l’écart » (socialement parlant). J’ai commencé à dessiner et peindre de manière compulsive, tel un exutoire, pour ne plus jamais m’arrêter ! Ma première (vraie) exposition était en 2007 à Beyrouth, puis à Paris, New York, Luxembourg, Russie, etc. J’ai arrêté toutes mes autres activités en 2010 pour me consacrer exclusivement à la peinture et au dessin. Je ne pense pas d’ailleurs qu’il soit possible d’en être autrement : une activité artistique ne peut s’encombrer, ou plutôt devrais-je dire « s’affecter » de toute autre activité.

2 Vous venez de publier un livre très intéressant intitulé Raté ! Les tribulations d’un artiste contemporain. Pourriez-vous nous expliquer ce qui vous a poussé à l’écrire ?

Merci ! En fait, étant d’une nature plutôt « entière » et totalement investi dans ma démarche artistique, j’ai constaté que les mécanismes du domaine de ceux de la plus « vulgaire » entreprise commerciale sont exactement les mêmes que ceux de celle de l’art : opportunisme, réseau, hypocrisie (politique !), etc. De plus, je ressens de la part d’une large majorité des institutions publiques (et privées) comme un processus de « ringardisation » des artistes qui ne s’exprimeraient que par ce que l’on peut appeler les médiums classiques. Enfin, la politique culturelle (institutionnelle, et donc fédératrice !) ambiante réduit de plus en plus l’idée de toute manifestation artistique à un « événement », le plus souvent ludique et « fun », bref au divertissement pur. Les conséquences de cette politique culturelle sont pour moi dramatiques. Je constate que les systèmes d’appréciation de la grande majorité des gens (amateurs d’art ou pas) sont interférés, court-circuités par cette tendance, laquelle il est vrai, fait merveilleusement écho à notre société actuelle : rigolote, infantile, lisse, facile, etc. Bref, je m’en indigne et écrit le manifeste « W.C.National »*. J’organise une manifestation illustrant (dans le réel) son contenu. Le conservateur du Musée de la Cour d’Or à Metz ainsi que quelques universitaires de l’Université de Lorraine (cf. la conférence « Lieux d’art » dans mon livre) m’accordent leur soutien. Durant toute cette période, j’écris alors mon constat et mon ressenti personnels, à travers des anecdotes vécues ainsi que mes (nombreuses) lectures sur le sujet (mais pas seulement).

Raté ! Les tribulations d’un artiste contemporain est d’une certaine manière un journal, un témoignage de tout cela.

3-Dans votre ouvrage, vous faites une distinction entre le « beau » et le « sublime ». Pourriez-vous nous donner le critère de votre distinction ?

Les thèmes abordés dans mon livre tel que celui du « beau » et du « sublime », ou plutôt de ma conception de ces derniers est très personnelle. Je ne cherche pas à « convertir » les lecteurs à ma propre conception du « beau ». En fait, contrairement à bon nombre de productions artistiques contemporaines, je ne limite pas seulement l’art à sa seule fonction de celle de la réflexion, mais également à une certaine idée du « beau ». Mais au fond, celle-ci m’est très personnelle. Car le problème avec ce genre d’ « affirmation » : ceci est « beau » (!), est qu’elle est intrinsèquement liée au domaine de la croyance… de l’« opinion » ! D’où l’importance de l’explication dans mon livre de ce que j’appelle la « destruction du réel » de Marcel Duchamp. En effet, sa (brillante) démonstration qu’est le ready-made, ne peut que mettre en contradiction tous mes critères d’appréciation et de perception de ce qui me paraît « beau », ou « sublime » (le goût !).

Je m’explique. Je pense que Duchamp n’a fait qu’illustrer dans le « réel » la théorie de Spinoza sur la notion de liberté, et par conséquent du libre arbitre, qui est assez explicite, je le cite : « Les hommes se trompent quand ils se croient libres, opinion qui consiste en cela seul qu’ils sont conscient de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent ». Et si vous ajoutez à cela la théorie du « désir mimétique » de René Girard – qui explique en gros, que la construction de notre désir, de ce que l’on aime est mimétique. C’est-à-dire que vous désirez ou aimez ce que l’autre désire ou aime – alors tous les fondements mêmes de ce que je désigne comme « beau », « sublime » (ou « laid ») s’étiolent et perdent toute légitimité. En fait ce dont je suis (presque) sûr, c’est qu’il existe une corrélation direct entre l’art en général et notre société, et que le constat actuel et factuel (pas d’« opinion » ici) sur l’état de cette dernière ne me laisse pas d’autre choix que d’affirmer qu’il existe bien un « problème ». Je pense que l’un des principaux buts de l’art est celui d’améliorer le monde… et tout me fait penser que nous sommes aujourd’hui loin, mais très loin du « compte ».

4-Vous défendez également une idée maîtresse dans cet ouvrage : celle de la « prolétarisation de l’art », une lecture marxiste de la situation artistique actuelle. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Mes réflexions et constats sur l’état actuel de l’art contemporain sont en partie le fruit de lectures (et conférences) qui ne se réfèrent pas au seul et unique domaine de l’art. C’est pourquoi j’ai pris la liberté de mettre en abyme dans mon manifeste (W.C.National) la relecture de Bernard Stiegler (et de Gilbert Simondon je crois) de la fameuse théorie de Karl Marx sur la prolétarisation des masses. En fait en les lisant, on comprend qu’aujourd’hui ce terme est totalement galvaudé dans le langage courant. Le prolétaire est celui qui est dépossédé de son savoir-faire, suite au processus de la mécanisation (aujourd’hui « technologisation ») du travail. Les outils techniques ou technologiques ne sont plus des « prothèses humaines », mais le contraire ! Par conséquent cela entraîne la perte généralisée des savoir-faire. Ce processus a d’abord impacté les classes ouvrières puis devait, selon Marx, « gangréner » toutes les autres classes socio-professionnelles. Ne dit-on pas de nos jours « je suis à la recherche d’un emploi (ou job) » et non « à la recherche d’un métier » ! J’ai donc tout simplement étendu cette théorie sur les « métiers » de l’art. Si vous vous attardez dans un centre d’art contemporain, je peux vous assurer que vous aurez du mal à mettre en doute la véracité de ce que j’avance ici. L’artiste contemporain n’a plus besoin aujourd’hui de savoir dessiner ou peindre pour exister en tant que tel. C’est un fait, et le réduire à une « opinion » serait tout bonnement malhonnête.

5- Vous dénoncez la présence écrasante d’un néo-duchampisme dans le monde artistique aujourd’hui. A cette objection, la thèse officielle répond le plus souvent qu’il s’agit d’une vision complotiste de notre culture. Que leur répondez-vous ?

Que le monde institutionnel (mais pas seulement) de l’art se réclame de Duchamp afin de légitimer toutes productions artistiques contemporaines sortant du domaine d’appréciation classique des Beaux-Arts est un fait indéniable. Personnellement je trouve que la démonstration de Duchamp est d’une rare intelligence et ingéniosité (je n’apprends rien ici). Cependant, je n’arrive toujours pas à comprendre qu’une fois que vous avez « tué le père », vous (les préceptes de l’art contemporain) persistez à le faire ! Le domaine de l’art n’est pas seulement celui de la réflexion, voire du « retournement » philosophique. Il est à mon sens également celui du domaine de l’esthétisme, d’une certaine idée du « beau », dans le sens de la lumière, du préférable plutôt que du détestable. Démontrer éternellement qu’une merde de chien peut être une œuvre d’art si l’on y consent tous, on l’a je crois, tous compris !

Cependant je ne crois en aucun complot. Si l’art (contemporain) est aujourd’hui dans un état que certains déplorent (les mêmes que l’on taxe d’ailleurs très aisément de « réac-cryptofascisme » afin de clore tous débats sur la question !), c’est parce qu’il est en proie, je crois, à une société qui crée des dispositifs dont les moyens relèvent plus du domaine de celui de la gestion pure : l’évaluation, l’innovation pour l’innovation, le quantitatif au détriment du qualitatif, etc. Et quant à sa finalité, du domaine de celui du profit.

Bref, le « monde » de l’art a été, je pense, absorbé par cette pernicieuse et silencieuse organisation globale (comme tout le reste d’ailleurs) qui n’a pas d’autre but que celui d’universaliser tout (les motivations sont en partie bassement mercantile). Et pour ce faire, nous avons affaire à des sortes d’experts autoproclamés (mais pas seulement, la responsabilité est diffuse) qui nous expliquent par exemple, que pour accéder au rang d’œuvres d’art contemporaines, votre production (artistique) doit être le fruit d’un processus de création libéré de toutes règles (sic)… à part naturellement celle que je viens de citer ! Enfin pour répondre à votre question « Que leur répondez-vous ? » : qu’ils sont juste ridicules, et que la mémoire que « nous » sommes en train d’écrire à travers toute la production artistique contemporaine me fait honte. Et imaginons juste un instant, si dans quelques centaines d’années une autre civilisation que la nôtre découvrait les vestiges d’une exposition de l’un de nos F.R.A.C. (Fonds régionaux de l’art contemporain) ? Je pense alors qu’elle sera en droit de se demander si l’on était une civilisation culturellement évoluée ou pas…

6- Vous étayez votre ouvrage de citations souvent cinématographiques. Seriez-vous cinéphile ? Quelles passerelles, quels points communs établissez-vous entre le cinéma et votre activité artistique ?

Cinéphile, je ne pense pas ! Les références et mises en abyme cinématographiques sont surtout présentes dans mon livre afin de « simplifier », voire peut-être de « vulgariser » (je n’aime pas ce mot) un peu mon discours. Naturellement il est vrai que je me suis toujours intéressé au cinéma. Mais étant d’une nature plutôt curieuse, toutes les formes de productions artistiques m’intéressent. Idem pour la littérature. Je pense que le fait d’avoir une culture hétéroclite permet d’aiguiser votre esprit critique, et parfois même de répondre plus facilement à vos propres réflexions (la construction de mon raisonnement dans le manifeste W.C.National en est un exemple). Concernant des « passerelles » entre les différents médiums artistiques, je pense naturellement qu’il en existe. Des interactions inconscientes (et conscientes) sont indéniables. Je pense que les artistes évoluant dans différents domaines d’expressions artistiques se nourrissent les uns des autres. Je viens de finir, par exemple, les illustrations du recueil d’un jeune poète (Adelino Dias Gonzaga) et je constate que la rencontre artistique  (fortuite) d’un poète et d’un peintre peut créer une alchimie artistique très intéressante et surtout inédite. Sans l’inspiration de son écriture, mes illustrations (encres sur papiers) n’auraient jamais vu le jour !

Concernant le cinéma (ou la littérature) et mon activité artistique, il est évident qu’une interaction existe, même si elle n’est pas consciente. Si une œuvre vous touche, quelle qu’elle soit, elle vous « affectera » automatiquement. J’ajoute que pour moi, la production de l’art contemporain, en règle générale, fait partie du domaine de celui de la fabrication, c’est à dire d’un résultat automatique de l’intelligence bref le produit de l’intellect. Alors que la création artistique est, je pense, une alchimie (heureuse ou malheureuse!) entre un savoir-faire artistique et l’esprit. De plus, si vous partez du principe que le résultat de cette alchimie est la somme des émotions dont vous vous êtes nourri au préalable. Il est donc évident que si vous passez votre temps à « ingurgiter » des œuvres « rigolotes » et « fun », vous ne reproduirez rien de mieux. Enfin je le crois.

7- Depuis ce livre, avez-vous réussi à établir un dialogue constructif avec le ministère de la Culture ?

En « interpellant » les instances les plus compétentes (enfin je le pensais !) sur mes interrogations, à savoir : le traitement (d’appréciation) injuste, que subit une grande partie des artistes s’exprimant à travers les médiums classiques, de la part des institutions publiques, je ne me faisais en fait, pas beaucoup d’illusions. Il n’est un secret pour personne que nous sommes bien « englués » dans le règne de l’incompétence, de l’incompréhension (pas toujours honnête… cf. les affaires qui pullulent chez nos « élites »), voire de la bêtise. Dans mon livre je décortique point par point la réponse que j’ai reçu du ministère de la Culture, et il se révèle incroyablement inconsistant et surtout d’une malhonnêteté intellectuelle déconcertante. Au fond je pense qu’il faut peut-être se résigner. Car même si tous ces « soldats » de l’art contemporain n’en ont pas conscience, le pouvoir de désigner ce qui a le droit de citer ou non dans le domaine de l’art, sans en motiver les raisons ou à peine (comme disait Marcel Duchamp : « avec beaucoup de mots naturellement qui n’explique jamais rien, enfin les mots sont là ! »), cela équivaut à mon sens, à un « droit » relevant plus de celui du divin, que celui du « simple » fonctionnaire… Se prendre pour « Dieu » avec le consentement général (tyrannie de la majorité?) revient à être « Dieu »…

8- Votre livre dénonce, mais vous ne proposez pas de solutions à proprement parler. Quelles seraient, selon vous, les clés qui permettraient de remédier à la situation actuelle dans l’art ?

Il est vrai que dans mon livre j’essaye surtout de comprendre et d’expliquer les mécanismes et les différents processus qui nous ont amenés à ce que je qualifie d’immense gâchis culturel (surtout des arts plastiques). Mais le fait d’expliquer une « chute », ainsi qu’une « cassure », ne permet pas de l’éviter, puisqu’elle a eu lieu ! Et il serait ridicule de croire en un « retour en arrière ». L’Histoire ne peut pas s’effacer, elle aussi a eu lieu et par conséquent fait partie de nous (contrairement à cette ritournelle grotesque de l’art contemporain qui se justifie comme une rupture avec le passé.). Enfin dans mon livre je ne suis pas dans la « prédiction », mais bien dans le constat. Il faut croire que ce que certains artistes ou esthètes subissent aujourd’hui (enfin pas tout le monde !) est le résultat d’une mutation : malheureuse pour les plus « romantiques », mais heureuse pour les moins talentueux.

L’art reconnu contemporain n’est pas pour moi digne d’intérêt, mais cela ne veut pas dire que celui qui l’est a disparu. Comme dans mon livre je ne pense pas que c’était mieux avant, seulement que c’est nul aujourd’hui. Et la seule manière d’améliorer ce que certains comme moi perçoivent comme nul, c’est de continuer à créer ce qui nous semble se rapprocher le plus de notre conception de l’art, du « beau », du « sublime »… bref peut-être même, si elle existe, celle d’une certaine forme de « vérité ». (mais j’en doute… )

*Le manifeste W.C.National  :

« « Alors que l’on exhibe des W.C.* dans les Musées, les artistes exposent dans les W.C. ».

Derrière ce slogan, une action et une volonté bien réelle de dénoncer et d’exposer des artistes peintres contemporains « snobés », dans les toilettes publiques de restaurants, cafés, etc. Peut-être les derniers lieux qui leurs sont réservés… !
En effet, une réalité m’est apparue : le cynisme et la vanité d’une grande majorité des acteurs des institutions publiques et privées de l’art qui donnent une importance quasi religieuse et sans bornes aux « idées » plutôt qu’aux médiums classiques de l’art (peinture, sculpture, etc.), ce qui conduit à offrir une visibilité à bon nombre d’« artistes » dit conceptuels, démunis pour la plupart de savoir-faire, voire de talent, dans tous les F.R.A.C. (Fonds Régionaux d’Art Contemporain) et autres galeries subventionnées de France. D’après le philosophe Bernard Stiegler, la prolétarisation des masses s’est opérée par la dépossession du savoir-faire des ouvriers, puis celle d’autres catégories socioprofessionnelles. De nos jours tout me fait  penser que nous assistons à la prolétarisation des métiers des Arts plastiques, avec le consentement d’experts… prolétarisés !

La boucle est bouclée, l’urinoir de Marcel Duchamp baptisé La Fontaine* en 1917 n’était autre qu’une forme de révolte vis-à-vis des Institutions passées, et la notion (le merchandising !) de ready-made n’est apparue que plus tard. C’est donc en hommage à l’humour du premier responsable de cette plaisanterie que j’ai choisi d’ouvrir les W.C. comme lieux d’exposition aux artistes contemporains boudés, et d’en faire notre Salon des Refusés** d’aujourd’hui. »

Vadim Korniloff

*La « Fontaine » est un ready-made de Marcel Duchamp consistant en un urinoir en porcelaine renversé signé R.Mutt et daté de 1917. L’œuvre fut refusée lors de la première exposition de la Société des artistes indépendants de New York en 1917 avant de disparaître. Seules des répliques certifiées par Duchamp dans les années 1960 sont aujourd’hui exposées dans les musées. La « Fontaine » passe pour l’œuvre la plus controversée de l’art du XXe siècle.

** Exposition autorisée par Napoléon III. Ce Salon est l’une des illustrations de l’émergence, dans la seconde moitié du XIXe siècle, d’une modernité en peinture, en opposition avec le goût officiel.

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