Le syndrome Dali

Salvador Dali a marqué son époque. Sa moustache au vent, savamment travaillée, ses manières, son impertinence calculée, son ambiguïté, sa médiatisation… On pourrait dire qu’en terme d’image, Dali fut à l’art ce qu’Einstein fut à la science.

Après Einstein, les bande-dessinées et le cinéma se plurent à montrer des scientifiques décoiffés, en orbite, à la fois géniaux et parfaitement asociaux.

Après Dali les artistes furent représentés excentriques, « soupe au lait, » incompris.

On sait que chaque époque a ses propres lunettes. La nôtre, ou plutôt celle qui s’est achevée avec le début du XXIe siècle ne voulait voir que le scandaleux, le sulfureux. Notre artiste était parfait, pour cela. A l’âge de dix ans, au nom de l’impressionnisme, il refusait l’idée de recevoir un enseignement du dessin. Sa proximité avec le surréalisme (en particulier Luis Buñuel) en faisait un révolutionnaire parfait, sa passion pour la psychanalyse, tant lacanienne que freudienne, en faisait un homme moderne à la pointe de ce qui, aujourd’hui, commence à sérieusement décliner.

On s’est plut à relever chez Dali son incestueuse muse, l’omniprésence du sexe (au travers notamment du Grand Masturbateur), ses éclats de voix, ses remuantes apparitions télévisées.

 

Mais on oublie curieusement que la peinture de Dali est avant tout figurative, classicisme qui coûta cher à bien des peintres après lui. On passe très (trop) rapidement sur le fait qu’il était un admirateur forcené des peintres de la Renaissance. Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange, Velasquez étaient plus que des modèles : ils étaient des absolus !

Cette passion pour la belle peinture déborda sur des époques plus récentes. Le 14 février 1971, dans un long entretien télévisé remarqué, Salvador Dali qualifia Paul Cézanne de « peintre le plus mauvais de France », « le plus maladroit », « le plus catastrophique», fustigeant ainsi « celui qui a plongé l’art moderne dans la merde sublime qui est en train de nous engloutir tous. » Et dans la même émission, il porta aux nues la peinture… « pompier » (!!!) cette peinture haïe tout au long du XXe siècle pour sa recherche de beauté et son académisme !

Sur ses lèvres, Ernest Meissonier, dont j’aime tout particulièrement les tableaux de Friedland (1807) et Un jeu de piquet (1871), devient ainsi un « rossignol du pinceau » !

Qui dira encore que, pour être totalement révolutionnaire, le moustachu se proclama « catholique, apostolique, et romain » ?!

 

Pourtant nos contemporains préfèrent ne retenir de Dali que le scandale, comme ils le font pour l’art et toute son histoire. Ils font ainsi une confusion majeure entre l’essence et l’effet.

L’essence est, en cette métaphysique réaliste que je chérie, ce que la chose est.

L’effet, quant à lui, est ce qui résulte d’une cause.

Or il est fréquemment arrivé, au cours de l’histoire de l’art, que les œuvres fassent scandale. En choisissant leurs sujets (les danseuses d’Edgar Degas par exemple, à l’époque où la danse n’avait pas encore la noblesse qu’elle a acquise depuis), en adoptant certaines attitudes (comme Le Caravage qui a refusé de retoucher certains de ses tableaux pour les rendre plus beaux), en prenant un parti politique (comme Théodore Géricault peignant un magnifique Radeau de la méduse (1818) perçu comme un trait contre Louis XVIII), les artistes ont en effet parfois causé le scandale. Qui dit cause, dit donc effet, et il apparaît très clairement que le scandale est une conséquence possible de l’art. Possible et donc contingente, et non nécessaire.

Pourtant on veut absolument convaincre depuis un siècle que l’art est par nature (c’est-à-dire par essence) « subversif. » Le scandale ne serait plus une conséquence de l’art, il serait l’art. L’art est scandale, le scandale définit l’art. Le XXe siècle réalisera alors le plus grand scandale : remplacer dans l’art la beauté par ce scandale, cette beauté que Rimbaud trouvait en son temps si amère qu’il l’insultait (Une saison en enfer, Prologue, 1873).

Centrer l’art sur la subversion, ou même plus calmement sur l’innovation, est lourd de conséquences. Car si l’art d’antan rassemblait autour de l’idée de beauté, l’art d’aujourd’hui divise et exclut. Le peintre paysagiste qui réalise une toile magnifique grâce à des techniques académiques est-il scandaleux ou même innovant ? Et s’il ne l’est pas, est-il artiste ? Personne n’osera dire que non. On se contentera de ne pas le subventionner, on le méprisera sourire aux lèvres, lui expliquant que, chez nous madame, on ne fait pas dans l’art décoratif…

Confusion entre essence et conséquence… Parce que notre époque est ainsi, Dali est vu par ce prisme. Et les conséquences ne sont pas si éloignées de nous que l’on pourrait le croire. Car il existe de ce fait un syndrome Dali, qui frappe le milieu de la peinture et se manifeste parfois par des crises chez nos amis les artistes.

 A quoi reconnaître en effet une personne frappée par le syndrome Dali ?

 En premier lieu, le malade se met à prononcer des mots incompréhensibles qui semblent avoir un sens mystique quand on les prend au 25000ème degré. En fait, plus c’est venteux, plus c’est susceptible de fonctionner. Certaines œuvres deviennent ainsi des « fictions fantasmées pour perturber les habitus. » (Grain de sel de Christine Sourgins, du 28 mars 2006).

 Ensuite l’artiste touché par ce mal odieux est colérique et « soupe au lait ». Un maître en la matière, qui n’est en fait qu’un vulgaire copieur, est par exemple Jean-Pierre Mocky. Mocky, c’est du Dali version « prolo ». La classe en moins quoi…

 Le patient développe également des manières et des tenues excentriques. Wim Delvoye, par exemple, revendique son excentricité et la promène en laisse au vu et au su de tous, comme s’il était original et pionnier en la matière.

 La mégalomanie est sans aucun doute un autre symptôme du syndrome Dali. L’artiste se prend alors  réellement pour quelqu’un d’« au-dessus ». Il n’est plus seulement à part : il est un être supérieur qui a accès à des choses que le pauvre mortel, de dignité moindre, ne peut saisir.

 La réaction des tiers par rapport à ce syndrome est souvent l’incompréhension ou la moquerie. Celle-ci nourrit alors la maladie. Pour le patient, celui qui se moque ne comprend pas, donc il est incapable de saisir le sens profond des choses. Il fustige l’excentricité, ce qui sublime en fait l’excentricité et lui donne un « je ne sais quoi » d’assumé : « je me fiche pas mal du regard des autres (ce qui augmente mon génie !) » Tout ceci mérite la colère de l’artiste, dont la violence dénonce un monde plein d’injustices et de conventions. Il est au cœur de la révolution culturelle, il est Celui qui sait et qui dénonce, grand chevalier blanc au sein d’un monde obscur.

L’artiste devient donc méga mégalo ! Lorsque son nom n’est pas écrit correctement, il s’énerve et s’insurge contre ce crime de lèse-majesté (c’est du vécu !), quand il n’est pas invité à un événement, il le fait payer aux organisateurs (euh… ça aussi, c’est du vécu !), il s’impose partout, donne son point de vue sur tout…

 Cette folie est amplifiée par le monde très dur de l’art en France, où il faut être adoubé par la machinerie étatique pour être reconnu. L’artiste se recroqueville, revendique son talent pour ne pas en douter, ne voit chez l’odieux parvenu que ce qui est imparfait…

Bref… il se sclérose…

 Au milieu de tout ce fatras, il est particulièrement agréable de rencontrer des artistes talentueux et humbles, qui ont une vision éclairée du monde et un appétit débordant pour les belles choses.

Car il faut bien rappeler une chose essentielle qui échappe à la plupart des personnes atteintes du syndrome Dali : Salvador Dali avait du talent, lui…

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