Regardons-nous avant de fustiger les autres !

Il est de bon ton de gémir. Notre époque est celle de toutes les lamentations. On accuse les autres de tous les maux qui nous accablent et dont nous ne sommes, évidemment, jamais responsables.

Les banques ont fait ceci, les entreprises ont fait cela, le gouvernement a commis ceci, telle organisation est responsable de cela… Bref c’est la « faute au système », et nous vivons dans un monde horrible façonné par des gens affreux et assoiffés du sang des innocents que nous sommes.

Nous nous regroupons donc en associations de victimes, où nous pleurnichons en cœur sur le marasme social, nous repaissant du triste spectacle d’amis plus mal en point encore que nous.

Disons-le tout net, Sauvons l’art ! n’est pas dans cet esprit. Il ne s’agit pas d’une association de galeux réunis pour pleurnicher sur la mort de l’art, d’une secte qui tente chaque solstice de ressusciter les peintres disparus, d’un nouveau parti d’artistes rouges ambitionnant d’ajouter une révolution à la révolution.

Et c’est bien pour cette raison que j’ai pris le parti de dénoncer aujourd’hui un certain nombre de comportements qui m’horripilent au plus haut point, car ils paralysent le travail déjà bien difficile de notre belle expédition dans la jungle anartiste.

La première attitude néfaste est celle de la sacralisation de l’art. Ceux qui connaissent Sauvons l’art ! depuis longtemps savent combien les partisans de l’anart refusent catégoriquement qu’on touche au sacro-saint dogme de la subversion dans l’art, on l’a assez dit. Mais il est dans leurs opposants quelques personnes qui font exactement la même chose, quoique d’apparence plus… « réac. »

D’aucuns en effet font de l’art quelque chose d’ « au-dessus, » de suprême, d’inatteignable, de sacré. Il n’est jamais assez de religiosité pour l’art. Le jour où j’ai proposé d’exposer des œuvres d’art dans les antichambres des défilés de haute-couture, on m’a accusé de ne pas respecter les œuvres, de les utiliser comme un faire-valoir. Quand j’ai émis l’hypothèse d’exposer des œuvres dans des entreprises, afin de tromper la morosité des salariés, on m’a reproché de sortir les œuvres de leur écrin satiné pour les jeter comme des perles aux cochons.

Quelle serait, dès lors, la place de l’art ? Les églises (qui, d’ailleurs, n’en veulent pas) ? Elles seraient encore trop profane pour ces absolutistes de l’art, qui frémissent à l’idée d’entendre parler d’art décoratif.

Mais a-t-on véritablement oublié l’objet de l’art ? A quoi sert une belle œuvre, si ce n’est à rayonner sur le monde ? Que seraient nos palais, nos tribunaux, nos grandes avenues sans ces joyaux de la culture française ou internationale qui les embellissent ? Décoratif, l’art ? Si l’on veut dire par là qu’il sert à illuminer les existences dans un monde qui en a terriblement besoin, alors oui, revendiquons que l’art est décoratif, ce n’est pas péjoratif.

Bien sûr l’art doit être respecté, protégé de tous les barjots iconoclastes qui ont, je trouve, une fâcheuse tendance à se multiplier, mais l’iconoclasme ne doit pas donner raison à l’idolâtrie. L’art n’est pas une fin, mais un moyen. Un moyen de s’élever, de grandir. L’art fonctionne par imprégnation. C’est en aimant ce qui est beau qu’on devient aimant, aimable et, d’une certaine manière, beau à son tour. Un peuple rayonnant est un peuple qui se pare de soleil et, pour paraphraser une phrase célèbre et pleine de sagesse, qu’adviendra-t-il si la lumière du monde est mise sous le boisseau ?

N’ayons pas peur de sortir l’art de son ghetto ! Si beaucoup d’anartistes, aujourd’hui, tournent le dos aux critiques avec mépris au nom de l’immunité artistique, répondons-leur en leur montrant que l’art véritable n’a pas peur de s’exposer.

Cette sacralisation de l’art a une autre conséquence dans le domaine du patrimoine. Nous savons combien Sauvons l’art ! s’engage aux côtés de la défense du patrimoine. Mais là encore il ne faudrait pas se méprendre. Le château de Versailles a subi, depuis Louis XIV, beaucoup de transformations engagées par ses successeurs. A l’époque, personne n’y trouva rien à redire. Il était normal qu’un bâtiment évoluât avec les besoins de ses habitants, et on savait bien que l’idéal de beauté des précédents serait respecté par les suivants. Aujourd’hui, rien ne devrait jamais bouger. C’est le « conservatisme. » La moindre petite église perdue dans le fin fond de la Bretagne, visitée quelques fois tous les ans, doit être protégée « à tout prix, » au sens littéral de l’expression. Nos impôts n’y suffiront bientôt plus. Que des particuliers ou des entreprises prennent à cœur la défense d’un site, voilà qui est à la fois beau et utile. Que les lieux de culte fréquentés soient protégés, voilà une exigence raisonnable. Mais le conservatisme consiste à planter rageusement ses ongles dans le cuir de notre porte-monnaie, au nom (car tout excès se pare de noblesse !) du respect de la culture française. Mais quand les finances seront épuisées, ne pensez-vous pas, Mesdames et Messieurs les conservateurs, que l’important s’effondrera avec le futile ?

Il est une autre attitude néfaste qui résulte de la précédente (la sacralisation de l’art) et qui anesthésie très efficacement le combat pour l’art authentique. Puisque l’anart est une bouse, puisqu’il faut défendre le bel art, alors rien n’est jamais suffisamment beau pour mériter d’être défendu.

Depuis quelques années maintenant que nous essayons de défendre la cause de l’art, nous regardons avec beaucoup d’attention ce qui se fait partout, car comme je l’ai expliqué dans ma chronique précédente, nous ne sommes pas là pour défendre une école, un courant ou une académie, mais pour fournir des moyens d’existence à tous ceux qui veulent « produire de la beauté. » Or il est impossible de braquer le projecteur sur une œuvre sans qu’aussitôt toutes les personnes autorisées (je ne parle pas des ayatollahs de l’anart, je parle bien des personnes qui veulent défendre les vrais beaux-arts !) se comportent de façon méprisante. Les voilà tous, ces artistes, galeristes, écrivains, historiens de l’art, à porter des jugements durs et péremptoires contre les œuvres soulignées, sans jamais beaucoup d’arguments mais avec un maniement admirable du couperet. Et sitôt que l’un d’eux est à son tour mis à l’honneur, le voilà immédiatement la cible de tous les caquètements. Je conçois bien sûr que la nature ait doté tout ce petit monde de goûts variés, mais ce qui m’exaspère, ce sont les personnes qui viennent me voir en me disant que pour défendre l’art du beau, il aurait fallu aspirer à mieux ! A mieux ? Mais indiquez-moi donc où se trouve le mieux, chère Madame ! Votre mieux sera cloué comme le reste au pilori, et on me reprochera d’être passé du banal au pire.

En réalité il faut bien prendre la pelote par un bout. Qu’aucun art ne soit parfait, cela va de soi. Mais à attendre le parfait, on meurt d’ennui et jamais rien n’avance. Alors Mesdames et Messieurs les artistes, les galeristes, les écrivains et les historiens, avant de trancher si promptement le cou de vos collègues, n’oubliez pas que c’est l’unité qui fait gagner les batailles, et que vous serez vous-mêmes jugés comme vous avez jugé. Dites-vous que les artistes proposés par Sauvons l’art ! valent plus que toutes les œuvres d’art contemporain réunies, et que c’est là tout ce qui compte !..

Il est temps à présent de commettre le blasphème suprême, celui qu’on ne me pardonnera pas. Je serai accusé de trahison et condamné pour avoir divisé les forces de la reconquête. Car ce que je m’apprête à faire est un crime de lèse-majesté si gravement considéré dans les bons milieux que je risque maintenant la corde sociale.

Pourtant je le fais aussi tranquillement que quand je tacle les Kons, Hirst et autres Murakami. Messieurs les Académiciens (c’est à eux que je m’adresse), remuez-vous ! Réfugiés dans vos belles tours d’ivoire, à écrire des livres brillants que personne ne lit, vous sympathisez avec le gratin et rassemblez les gueux que nous sommes sous le sobriquet de « militants. » Vous pensez nous faire suffisamment d’honneurs en défendant les mêmes idées que nous, mais sans l’action concrète que nous menons pour la défense des arts, vos livres, articles et entretiens ne sont que jérémiades. Aussi éblouissants soient-ils, ils ne sont que les petites bibles d’un monde sans foi dans lequel vous mourrez sans éclat. Et pourtant combien de précautions ne faut-il pas prendre pour réussir à vous parler ! Si nous ne passons par machin qui eut l’honneur de vous parler deux fois au cours d’un cocktail, nous n’avons aucune chance d’attirer vos bonnes grâces ! Il faudrait que nous soyons à la fois bien en vue sans être trop voyants, que nous sollicitions mille fois vos attentions pour en glaner une. Après tout, c’est la règle du jeu. À quoi sert d’être parvenu au sommet si ce n’est pour se faire prier ? Ce que vous semblez ignorer, c’est que quand bien même la cause avancerait bien plus vite avec votre aide, elle avancera malgré tout sans vous. Vous devriez être les locomotives, vous n’êtes même pas des wagons. Croyez-vous que la Providence vous ait donné vos titres pour vous voir adopter moins qu’un train de sénateurs ?

Si je me trompe, je fais amende honorable. Mais si j’ai raison, Mesdames et Messieurs les auréolés, penchez-vous alors sur le cas des milliers d’artistes et de professionnels du monde de l’art, qui attendent de vous un engagement ferme aux côtés de ceux qui bataillent, car pour vous comme pour les grands Vikings, il serait honteux de quitter ce monde sans avoir dégainé la flamboyance de vos lames épistolaires.

Voilà ce qui pourrait passer pour un billet d’humeur mais qui est, en fait, bien plus profond que cela. Les constats que je partage avec vous sont sévères, mais il fallait quelqu’un d’assez fou pour risquer de se mettre ses maigres soutiens à dos.

Qu’importe ! Hauts les cœurs ! La beauté est de notre côté !

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