Qui êtes-vous Mr. Duchamp ?

La Belle Époque, une période marquée par les progrès sociaux, économiques, technologiques et politiques, s’étendant de la fin du XIXe siècle au début de la Première Guerre mondiale en 1914. C’est la période antérieure à la Grande Guerre et postérieure à la dépression économique de 1870 à 1896. Une période d’expansion, d’insouciance et de foi dans l’avenir reposant sur le progrès.

La Belle Époque rayonne sur les boulevards des capitales européennes, les cafés et les cabarets, dans les ateliers d’artistes et les galeries d’art, dans les salles de concert et les bals. Paris se modernise, regorge de théâtres, le nouvel Opéra Garnier attire la bourgeoisie fortunée, la Comédie-Française, l’Odéon, l’Opéra-Comique ne désemplissent pas.

Dans cette ambiance euphorique plusieurs mouvements farfelus ont vu jour. Les Hydropathes, les Incohérents, les Hirsutes, les Je m’en foutistes.

Les Hydropathes, étymologiquement : ceux que l’eau rend malades, crée des inventions délirantes, ridicules ou absurdes mais sans jamais se prendre eu sérieux. Bien avant Malevitch ils inventent des peintures monochromes, comme Première communion de jeunes filles chlorotiques par temps de neige (1883), un tableau entièrement blanc, ou encore, Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge (1884), d’Alphonse Allais.

Ils organisent l’exposition de sculptures sur fromage; réalisent les aquarelles avec la salive etc… Ils distribuent des prix avec les médailles en chocolat. Ils exposent des objets incongrus. En 1883, Sapeck réalise Mona Lisa fumant la pipe.

Les avez vous connus Mr. Duchamp? Vous n’en parlez jamais. Pourtant en octobre 1904, avec l’accord de votre père, notaire à Blainville-Crevon, en Seine-Maritime, vous vous installez à Montmartre, rue Caulaincourt, chez votre frère, le peintre Jacques Villon. Vous, qui aimez fréquenter les cabarets et les bals, plus que l’Académie Julian, où vous n’êtes pas resté plus d’une année à cause des cours théoriques, vous avez du les rencontrer !

Mais vous avez raison de ne pas en parler. Il est tellement admis que c’est vous le premier à avoir exposé un objet manufacturé que ça pourrait créer la confusion.

C’est vrai que vous avez été appelé à faire votre service militaire en octobre 1905, mais vous n’êtes pas resté plus d’un an. C’était une idée astucieuse de vous avoir fait employer chez cet imprimeur de Rouen, pour obtenir quelques semaines plus tôt un diplôme d’imprimeur de gravures, dans le but de réduire votre passage sous les drapeaux. Vous n’aimez pas la guerre. C’est tout à votre honneur, mais en 1914 la guerre éclate, le pays est envahi, et vous partez pour New York. On dit que vous êtes très doué pour la peinture, que vous avez fait de l’impressionnisme, du cubisme, du futurisme. Ceci resemble plutôt à un manque de personnalité. D’ailleurs vous même, vous avez défini ces années comme des leçons de natation.

Une grande nouvelle ! En décembre 2004, votre Fontaine a été élue comme le modèle le plus influent du XXème siècle par 500 personnalités du milieu britannique de l’art. Mais oui, vous vous souvenez, la Fontaine, l’urinoir, que votre amie, la baron Elsa von Freytag-Loringhoven, qui se trouvait à Philadelphie en 1917 au moment du salon de la Société américaine des artistes au Grand Central Palace, vous a envoyé pour l’exposer sous le nom de Richard Mutt. Oui, bien sûr, vous n’avez plus pensé à cet objet pendant quarante ans, qui s’est d’ailleurs perdu entre temps, mais souvenez vous de la lettre que vous avez à l’époque envoyée à votre sœur :

«Une de mes amies sous un pseudonyme masculin, Richard Mutt, avait envoyé une pissotière en porcelaine comme sculpture… Le comité a décidé de refuser d’exposer cette chose… c’est un potin qui aura sa valeur dans New York.» A cette époque vous avez cru à la possibilité d’un bon potin c’est pourquoi vous avez pour l’occasion crée la revue The Blind Man. Pourtant, malgré ce qu’on dit actuellement, l’urinoir est passé inaperçu.

Vous avez dit que la Fontaine avait été refusé par les organisateurs. Mais dans vos « Entretiens avec Pierre Cabanne » , en 1967, vous avez démenti : cet élément d’une pissotière aurait été entreposé n’importe où dans l’immense espace, et perdu. Dans les annales de Grand Central Palace on ne trouve aucune mention. Dans les textes on trouve des mentions de l’exposition internationale de fleurs, de bateaux, de chiens, exposition de photo de mode etc… Elsa von Freytag-Loringhoven, née Elsa Hildegard Plötz, à Swinemünde est morte en 1927.

Mais que ce soit vous ou la baronne, ça n’a pas beaucoup d’importance, ah oui, un petit détail, récemment on a découvert que la compagnie JL Mott Iron Works on Fifth Avenue où vous prétendez avoir acheté l’urinoir, ne fabriquait pas le modèle qui a été exposé.

Le fait est que votre version est acceptée comme vraie et que vous êtes érigé en inventeur d’un « nouveau mode d’expression esthétique où le jeu symbolique des représentations (évoquées par les objets sélectionnés) se passe de la présentation de ces objets ». C’est fort, vous n’avez réalisé pendant 10 ans qu’une toile potable, deux panneaux de verre et quelques ready-made, mais tous dit-on, très révolutionnaires, c’est vrai !

On dit aussi, que grâce à vous, « le carcan des médiums traditionnellement employés éclate et il devient possible d’utiliser n’importe quel objet, avec ou sans transformation. Tous les mouvements qui utilisent des objets de la vie courante, le Surréalisme, le Pop art, le Nouveau réalisme, Fluxus, vous sont redevables d’avoir transgressé les coutumes académiques ».

Ce qui est un peu bizarre, c’est que vous disparaissez pendant de longues années et voila qu’on pleine guerre froide on se souvient de vous. Coïncidence ? On sait maintenant que les Etats-Unis financent l’exportation de la culture américaine, libérale et libre face aux impositions Soviétiques du réalisme socialiste et leur propagande à l’étranger à travers le réalisme critique. Les Etats-Unis propulsent surtout l’abstraction à travers le financement des artistes et des galeristes, et aussi le pop art. Pourquoi ils vous propulserait à vous, lorsque Dada n’existe plus ?

C’est simple, vous êtes européen, c’est pratique et vous êtes encore vivant dans les années 60. Vos « œuvres » qui témoignent de la « liberté créatrice » ont disparues ou tout simplement sont détruites, mais qu’à cela ne tiennent. On peut les refaire. « C’était l’idée et non l’objet qui était à sauvegarder », n’est ce pas ?

La première grande rétrospective au Pasadena Museum of Art de Los Angeles (Californie), en 1963, utilisa des répliques…

En 1964, la galerie Schwartz, à Milan, vous propose une édition à 8 exemplaires de vos ready-mades. Vous acceptez, ça rapporte.

Tout est justifié par des textes savants : « La présentation matérielle devient accessoire quand l’essentiel est dans la représentation mentale ». Et les urinoirs commencent à rapporter. Vous vous embrouillez pendant des interviews qui pleuvent. Vous dites à propos de La Roue de Bicyclette : J’aimais l’idée d’avoir une roue de bicyclette dans mon atelier. J’aimais la regarder comme j’aime regarder le mouvement d’un feu de cheminée. Et dans un autre interview vous parlez de la nécessaire indifférence face a ce qu’on fait. Il y en a d’autres, mais ce n’est pas important. On avait besoin de vous et on en a encore.

Vous êtes érigé en fondement de l’art contemporain. Celui-ci ne reposant pas sur l’esthétique et n’étant garanti que par l’institution à besoin d’un fondement si non il s’écroule. Et voila que « votre » urinoir assure la crédibilité à l’art contemporain.

Il en est le fondement même. Ce n’est pas pour rien qu’en 1986 l’Etat a acquis , pour une somme de 1,3 million de francs (environ 232 000 euros), l’un de vos urinoirs pour le Centre Pompidou.

On dit de vous aussi que vous avez inventé le regardeur en déclarant que « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». A croire qu’avant vous il n y avait que des daltoniens et des simples d’esprit. Mais le plus beau – au Centre Pompidou on peut lire : Duchamp est l’artiste moderne qui a le plus directement interrogé la notion d’art – « quand il y a art » et ce qui « suffit à faire de l’art ». Il s’inscrit dans la lignée des artistes « intellectuels », comme Léonard de Vinci… Vous qui aimez rire, il y a de quoi ce tordre de rire !!

Mais vous n’êtes pour rien dans toute cette histoire Mr. Duchamp. On vous à choisi, à vous, ça aurait pu être quelqu’un d’autre, Alphonse Allais par exemple, Allais qui, à part les monocromes, crée bien avant John Cage, mais sans jamais se prendre au sérieux, la première composition musicale minimaliste : Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd, le café soluble lyophilisé et – Paris Plage.

Vous ou quelqu’un d’autre, dans votre schéma, ça n’a pas d’importance, c’est l’idée qui compte, l’objet est sans importance. Vous êtes cet objet.

Ksenia Milicevic

Musée de Peinture de Saint-Frajou

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